Une lecture sociologique du TDAH

Comment, socialement, en vient-on à pathologiser un comportement ? Quels sont les procédés de justification scientifiques et idéologiques qui rendent acceptable l’expansion du médical sur le social ? Que révèlent ces pratiques dans la définition des normes de comportement ainsi que dans la régulation de l’enfance et plus largement de l’existence ?
La semaine dernière, une lettre ouverte de pédiatres ainsi qu’une intervention à Tout le monde en parle du Dr Guy Falardeau et de la Dre Valérie Labbé est venue une nouvelle fois rappeler les dérives du modèle biomédical, un modèle basé sur la médicalisation et l’individualisation des problèmes de santé. Cette phrase de la Dre Labbé en résume en quelque sorte l’essence : « Le problème, c’est qu’on retrouve vraiment plein de problématiques, mais on n’a qu’une seule pilule à donner. »
Les études du sociologue Peter Conrad démontrent bien que la médicalisation correspond à un basculement d’enjeux sociaux dans le champ du médical. Il s’agit, écrit-il, d’« un processus socioculturel qui peut, ou non, impliquer le corps médical, mener à un contrôle social des traitements médicaux exercés par les médecins, ou résulter d’une expansion délibérée de la profession médicale ». Cette dérive de l’entreprise médicale affirme ainsi pouvoir non plus uniquement soigner les individus, mais bien gérer leur santé. Le fonctionnement même de l’exigence thérapeutique se confond ainsi à des pratiques de régulation et de contrôle social qui à l’heure actuelle semblent converger vers une médicalisation des comportements. Ces pratiques médicales ne sont pas neutres. Elles visent à établir des normes toujours plus élevées et exigeantes, elles établissent des barèmes de la personne raisonnable en société.
L’utilisation d’approches non médicales complémentaires ou alternatives à la prise de médicaments est régulièrement mise de côté (psychothérapie, relaxation, yoga, prescriptions sociales, etc.) faute de moyens, et ce, au profit d’une réponse « rapide et efficace ». Exit les conditions socio-économiques sur la compréhension des causes.
L’individualisation
Évidemment, les médicaments sont nécessaires afin de régler des problèmes de santé physique et mentale. En revanche, comme l’ont observé Luc Bonneville et Jean-Guy Lacroix, depuis quelques années, au Québec, la solution pharmacologique est trop souvent utilisée de manière outrancière. L’accroissement de prescriptions de médicaments pour contrer les problèmes de TDAH (trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité) est emblématique de cette logique systémique de médicamentation excessive des troubles individuels, qui sont parfois plutôt rattachés à des problèmes sociaux. De plus, loin d’évaluer l’ensemble des causes sociales et les déterminants sociaux desdits comportements problématiques, cette lecture biomédicale a pour effet pervers d’individualiser ces pathologies, et par-là de rendre acceptable la prescription aux yeux de la société, et à exonérer l’État de ses responsabilités socio-sanitaires envers les enfants et leurs parents. La médication est ainsi un choix sous contraintes. Elle amène aussi à culpabiliser les individus et leurs proches, les familles qui doutent et bien parfois résistent à cette pression sociale.
La médicalisation du social se traduit ainsi par la place que le médical occupe dans nos vies quotidiennes soumises à un rythme de plus en plus effréné, à la performance de soi, à l’accélération et à l’efficacité au travail comme dans la vie. L’augmentation des diagnostics a de quoi nous inquiéter. Or, en circonscrivant le problème à la personne qui le vit, à l’enfant « inattentif, impulsif, hyperactif », sans regarder les causes extérieures, les conditions socio-économiques, la surcharge des parents, des enseignantes et enseignants, et les sociétés dans lesquelles elles ou ils évoluent, on individualise un problème qui dépasse bien largement le domaine médical, et par-là on en perd socialement et collectivement le contrôle. Or cela n’aurait-il pas à voir plutôt avec ces nouvelles exigences de « la santé parfaite », à cette pression de performance, aux nouveaux modes d’organisation des entreprises et des institutions publiques, à l’intensification du travail et à l’accélération de nos sociétés ?
Ce cri d’alarme des pédiatres nous rappelle une nouvelle fois à quel point nos sociétés modernes sont soumises à ce modèle dominant qui laisse très peu de place à la parole contraire. Ce cri nous invite en somme à une prise de conscience, à faire preuve de curiosité intellectuelle et à mettre en question ces « nouvelles normes médicales », à demeurer vigilantes et vigilants et surtout critiques de ces transformations sociales et de la manière dont cette entreprise médicale du « mieux-être » a pris le contrôle de nos vies.