«Je me suis senti trahi, Monsieur le Premier Ministre»

Lettre adressée au premier ministre François Legault
Je venais juste de terminer de ranger à la Grande Mosquée de Québec les derniers tableaux de peinture collective réalisés le 29 janvier, jour de la commémoration à laquelle vous avez accepté gentiment de prendre la parole, quand un journaliste m’appelle pour avoir un commentaire sur votre dernière déclaration nous concernant. J’ai ressenti un coup de massue ou, plus encore, je me suis senti trahi, tellement vos paroles étaient aux antipodes de celles que vous avez prononcées à l’Université Laval.
J’ai relu les articles des différents médias et je vous ai écouté prononcer d’un ton désinvolte : « Bon, écoutez, je ne pense pas qu’il y a de l’islamophobie au Québec. »
Je n’ai pas d’objection à ce que votre gouvernement refuse la proposition d’une Journée contre l’islamophobie. Je ne me sens ni frustré ni trop malheureux, quoique déçu, et encore là, c’est l’émotion des derniers jours qui m’a mis dans cet état.
Je reconnais que la proposition du CNMC en 2018 pour une journée sur l’islamophobie à laquelle la Grande Mosquée de Québec avait adhéré a interpellé des amis qui ne nous veulent que du bien pour nous dire que cette demande est trop prématurée et même inutile pour l’instant. C’est pour cela que j’ai déclaré ensuite que notre mosquée adhère à une nouvelle proposition plus large d’une « journée contre la discrimination et la haine. »
Tout cela pour vous dire que l’essentiel pour moi est l’adhésion de la société à la lutte contre le phénomène général de la haine de l’autre. Aujourd’hui, Monsieur le Premier Ministre, vous avez tranché sur la question de cette journée et j’accepte votre décision. Cependant, ajouter de façon laconique : « Bon, écoutez, je ne pense pas qu’il y a de l’islamophobie au Québec », c’est faire de votre décision une insulte à notre intelligence, nous qui luttons sans cesse pour abolir l’attitude de certains contre les citoyen.ne.s musulman.e.s afin que notre société soit la meilleure et la plus juste qui soit.
Monsieur le Premier Ministre, avec tout le respect que j’ai pour vous, je me permets de vous dire que vous n’avez pas mesuré la gravité de cette phrase à 48 heures à peine après la 2e édition de la commémoration de la tuerie de la Grande Mosquée durant laquelle les citoyen.ne.s du Québec avaient exprimé, comme vous, leur attachement à l’esprit de générosité et de justice pour contrer le geste islamophobe à l’origine de la tragédie que le Québec a connue le 29 janvier 2017.
Jamais, jamais, nous n’avons traité la population entière du Québec d’islamophobe !
Je crains que votre phrase ne redonne vie à l’amalgame que les islamophobes adorent, soit que nous traitons toutes les Québécoises et les Québécois d’islamophobes. Je crains aussi que votre phrase ne soit le préambule à d’autres déclarations gouvernementales musclées, notamment sur les signes religieux qui visent essentiellement les femmes musulmanes.
Je crains aussi que votre phrase ne donne la caution magistrale à cette frange agissante de la société qui s’alimente d’islamophobie.
Vous ne pouvez pas et vous ne devez pas, Monsieur le Premier Ministre, laisser aller ce dérapage (par la force de quelques mots) dans la conscience sociale.
Monsieur le Premier Ministre, permettez-moi de vous rappeler que nous avons subi de la part de cette frange islamophobe des affres qui se sont accentuées en fréquence et en gravité d’année en année depuis que certains politiciens et faiseurs d’opinions ont cherché à créer les amalgames dans la tête des gens à la suite des guerres du Golfe, Iran-Iraq, Israël-Palestine, cas des versets sataniques, les prises d’otages, Afghanistan, Syrie, Daech, etc. Ce sont ces amalgames qui ont mis les musulmanes et les musulmans du Québec à la vindicte de la minorité extrémiste islamophobe.
Permettez-moi enfin, pour justifier mes propos, de vous donner une liste non exhaustive des actes islamophobes que nous avons subis injustement, ici à Québec, en commençant par les pamphlets insultants distribués dans les quartiers environnants de la mosquée, les très nombreuses excitations du public par les animateurs de radio-poubelles, les immenses croix gammées peinturées sur les murs de la Grande Mosquée, la tête de porc tout fraîchement tranchée avec une carte souhaitant aux musulmans « bon appétit », l’offensive référendaire absurde à Saint-Apollinaire lors des démarches de musulmans pour l’installation d’un cimetière, les dépliants placardés sur nos murs montrant des porcs se vautrant dans leur lisier puant nous invitant à y trouver sépultures aux corps des défunts musulmans, l’incendie du véhicule du président en exercice du CCIQ, les excréments humains jetés sur la porte d’entrée de la Grande Mosquée.
Plus islamophobes comme gestes, tu meurs, dira l’adage.
Et cela, Monsieur le Premier Ministre, a culminé par l’assassinat de six pères de famille, citoyens musulmans, tous de grandes et belles compétences québécoises laissant derrière eux 6 veuves et 17 orphelins, par des blessures graves allant jusqu’au coma de 5 autres personnes, dont une est collée à vie à son fauteuil roulant après avoir reçu sept balles dans le corps, dont une est toujours coincée dans son cou, et par l’effroi qu’ont connu les 35 rescapés que l’assassin n’a pu atteindre miraculeusement, dont un a eu le courage d’envelopper de son corps une fillette pour lui éviter de subir le sort des adultes.
Doit-on nier tout cela pour dire qu’il n’y a pas d’islamophobie au Québec ?
Il y a danger en la demeure, Monsieur le Premier Ministre, danger qui oblitère les mémoires, qui existe, qui conforte les extrémismes et qui délie les langues fourchues.
Je fais appel à votre intelligence et à votre générosité pour rester le premier ministre de toutes les Québécoises et de tous les Québécois, et non pas uniquement de la majorité qui vous a élu afin que cette blessure ne se transforme pas en fracture sociale insurmontable dont votre gouvernement portera la responsabilité et qui s’inscrira dans l’histoire de notre pays. […]
Salam, Monsieur le Premier Ministre.
Cette lettre a été écrite le jeudi 31 janvier. Le cabinet de François Legault a depuis corrigé le tir et dit estimer qu’il « existe de l’islamophobie, de la xénophobie, du racisme, de la haine, mais pas de courant islamophobe ».