Ukraine-Russie: les leçons à retenir de l’incident de Kertch

Des soldats ukrainiens lors d’un exercice militaire, près de la frontière russe
Photo: Sergei Supinsky Agence France-Presse Des soldats ukrainiens lors d’un exercice militaire, près de la frontière russe

La Crimée et l’Ukraine sont subitement revenues à l’avant-scène de l’actualité internationale la semaine dernière lorsque la Russie a attaqué et arrêté trois navires militaires ukrainiens dans les eaux du détroit de Kertch, situé au confluent de la mer Noire et de la mer d’Azov. Sans surprise, Kiev a dénoncé l’agression du voisin russe aux visées expansionnistes, tandis que Moscou parle plutôt de provocation, pointant du doigt le président ukrainien, Petro Porochenko, en quête de popularité à l’aube des élections présidentielles (devant se tenir en mars 2019).

S’en est suivie une kyrielle d’arguments s’appuyant tantôt sur le droit maritime international tantôt sur des accords bilatéraux afin de trouver le coupable. L’Ukraine invoque un accord de coopération, signé avec la Russie en 2003, garantissant aux deux parties des droits de passage et d’utilisation de ces eaux. La Russie réplique que cet accord était intrinsèquement lié au Traité d’amitié signé par les deux pays en 1997, que l’Ukraine a choisi d’annuler en septembre dernier, rendant ainsi l’accord de 2003 caduc. Bien sûr, la Russie omet de reconnaître que cette annulation est liée à sa décision d’annexer la Crimée en 2014, décision qui bafouait non seulement le traité, mais également le droit international sur la souveraineté nationale et l’intégralité territoriale.

Ayant toujours la Crimée en tête, la plupart des pays occidentaux, dont le Canada, tiennent la Russie comme unique responsable de la récente escalade de tensions. Or, si la Russie a indéniablement agressé un pays tiers en 2014 en annexant une partie de son territoire et en alimentant un conflit qui dure depuis près de cinq ans dans l’est de l’Ukraine, le partage des responsabilités pour l’incident de Kertch, fondé sur une interprétation complexe du droit international et du droit coutumier, est cette fois beaucoup plus difficile à déterminer.

De plus, l’interdépendance des enjeux peut s’avérer risquée en politique étrangère : tandis que l’on augmente la pression sur un État fautif d’un côté, on diminue de l’autre la probabilité de régler quoi que ce soit. Rappelons que les sanctions imposées à la Russie depuis la Crimée n’ont généralement pas eu les effets escomptés : bien qu’elles nuisent à l’économie du pays, elles n’ont pas suscité une opposition au régime de Vladimir Poutine. Pire, les sanctions ciblées renforcent souvent la dépendance des élites russes au régime plutôt que leur défection en masse. Devant un tel constat, au lieu d’appeler au durcissement des positions occidentales face à la Russie, le Canada ne devrait-il pas essayer de segmenter son approche vis-à-vis du conflit Ukraine-Russie en admettant l’idée que l’Ukraine n’est peut-être pas non plus sans reproche dans la récente altercation ?

Question de timing

 

Les mesures adoptées en réponse aux événements de Kertch montrent que l’Ukraine peut également tirer profit du conflit. À ce sujet, l’adoption de la loi martiale en Ukraine (limitée à dix régions frontalières de l’Ukraine) pour 30 jours et l’interdiction d’entrer aux hommes russes de 16 à 60 ans sur le territoire ukrainien devraient nous amener à nous questionner sur leurs objectifs et sur le moment de leur adoption. En effet, en quoi ces mesures de contrôle extrêmes contribueront-elles à régler un conflit maritime avec la Russie, et plus généralement à apaiser les tensions dans la région ? D’ailleurs, voilà près de cinq ans que l’Ukraine est victime d’agressions flagrantes de la part de la Russie et aucune loi martiale n’a encore été mise en oeuvre. En quoi, alors, l’arrestation de trois navires militaires justifie-t-elle désormais l’adoption de ces mesures sans précédent ?

La loi martiale a été adoptée tout juste avant le début d’une campagne électorale qui s’annonce extrêmement difficile pour l’actuel président ukrainien, Petro Porochenko. Peu avant l’incident de Kertch, les sondages lui donnaient à peine plus de 10 % d’intention de vote. Il aura fallu quelques heures seulement après l’incident de Kertch pour que Porochenko tente de faire passer en toute hâte la loi martiale, initialement prévue sur l’ensemble du pays pour 60 jours, remettant ainsi directement en question la tenue des élections. Après une session parlementaire très houleuse, la loi martiale a été adoptée, mais limitée à 30 jours et aux régions frontalières. Restreindre les droits d’expression et les libertés civiques dans ces régions davantage russophones et souvent considérées comme des bastions de l’opposition à Porochenko semble donc tomber à point pour une campagne électorale qui s’amorce.

Tout ceci peut également être perçu comme le fruit du hasard ou comme étant le résultat d’un (autre) plan machiavélique de Vladimir Poutine. Si tel est le cas, Poutine aurait cette fois-ci très mal calculé les effets de ses actions, en aidant Porochenko à la fois sur la scène internationale et intérieure, tout en ouvrant la porte à une présence potentiellement accrue de l’OTAN dans les eaux concernées. Peu importe la version que l’on préfère, le processus de sécurisation est à l’oeuvre, augmentant le risque de conflit ouvert dans la région.

Le Canada devrait donc aller au-delà d’une condamnation automatique de la Russie en remettant en question également les actions de son allié ukrainien. Une telle posture permettrait de contribuer à s’assurer que la loi martiale ne devienne pas le prétexte pour une recrudescence des hostilités, que les deux pays pourraient maintenant utiliser à leurs avantages.

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