L’État québécois, un nain pour sa biodiversité

J’approuve complètement le diagnostic de Louis-Gilles Francoeur dans la page Idées de votre édition du 27 septembre. L’environnement inclut évidemment les changements climatiques. Toutefois, la dégradation de la biodiversité, c’est-à-dire la disparition des espèces et le déclin des écosystèmes, est un problème plus grave, selon une ancienne ministre française de l’environnement et selon Boucar Diouf, membre d’honneur de l’IQBIO, rencontré après une de ses conférences.
Car c’est une dégradation graduelle, insidieuse et moins visible que les changements climatiques, dont les effets — inondations, incendies de forêts, tornades, glissements de terrain, etc. — sont plus spectaculaires et touchent les gens dans leur bien-être immédiat. La biodiversité, ce sont les plantes, les animaux, les champignons, les bactéries et les écosystèmes sauvages, mais aussi domestiques, dont l’humanité aura toujours besoin pour se nourrir, se vêtir, se soigner, voire peut-être se chauffer après le déclin du pétrole… Et les monocultures industrielles, ainsi que la mondialisation qui transporte des espèces exotiques envahissantes — l’agrile du frêne, vous connaissez ? — vont donc à l’encontre de la biodiversité.
Comment sait-on que la biodiversité se dégrade ? Comme pour les changements climatiques, la société attend des réponses des scientifiques, en l’occurrence des biologistes. Ceux des gouvernements et des universités y contribuent de manière très importante. Mais on sait moins que les grands musées du monde y contribuent de façon très significative. Ces institutions présentent au grand public des expositions de vulgarisation scientifique, c’est-à-dire de bons spectacles éducatifs, mais elles ont, ou devraient avoir aussi, la mission de conserver des collections de recherche sur les organismes vivants que leurs chercheurs étudient dans l’ombre. C’est un travail de très longue haleine qui requiert des ressources importantes en espaces et en personnel technique.
Une collection de recherche en sciences naturelles, c’est en réalité un prolongement des explorations en nature par les chercheurs. L’exploration d’un écosystème ne requiert généralement plus le prélèvement d’un orignal ou d’un sapin, qu’on identifie facilement sur le terrain. Un insecte terrestre ou un crustacé aquatique de 10 mm, par contre, doit être rapporté au laboratoire pour être identifié.
Or toutes ces minuscules espèces, jusqu’aux formes microscopiques, sont présentes par millions, alors que celles de taille moyenne le sont par milliers, et les plus grosses, les plus visibles, par centaines ou dizaines seulement. Les très petites espèces, dont on ne peut montrer qu’une infime minorité à la télévision ou dans les expositions muséales, constituent « l’iceberg qui fond » sous les yeux des chercheurs, alors que le grand public n’a d’yeux et donc d’intérêt que pour les grandes espèces, « la pointe de l’iceberg ». Comment les sauver sans sauver les petites qu’on connaît encore si mal ? Une bonne collection de recherche doit donc contenir des dizaines de milliers d’échantillons de nos espèces les plus petites.
Depuis 1962, le Québec n’a plus de musée d’État en sciences naturelles : le ministre Georges-Émile Lapalme, alors responsable des affaires culturelles, avait dit au Musée du Québec : « Dehors les bibittes ! » Avec l’Île-du-Prince-Édouard, le Québec est donc la seule province canadienne ainsi dépourvue, alors que de nombreux États et villes des États-Unis en ont un, sans parler des grands musées européens et du plus grand musée d’état du monde, à Washington. Pour les connaissances fondamentales essentielles sur la biodiversité du Québec, cette lacune est grave. Car comment bien conserver cette biodiversité si on la connaît trop peu, si aucune institution n’a de mandat gouvernemental pour l’étudier sérieusement ? Certains ministères de notre gouvernement disposent bien de quelques collections de recherche, toutes plus petites que celles des universités.
De nombreux collectionneurs privés, surtout les amateurs d’insectes, ont de meilleures collections de recherche que nos ministères. Ces derniers ont presque toujours privilégié les collections utilitaires, centrées sur les espèces utiles ou nuisibles, aux dépens de l’ensemble de la faune et de la flore : une vision à courte vue alors que prévoir pour un avenir plus lointain devient de plus en plus urgent.
Un vrai musée d’État dispose d’un mandat et des ressources pour étudier la totalité des espèces et des écosystèmes, à une époque où la gestion écosystémique devient la norme dans les pays développés. Des chercheurs universitaires ou privés choisissent parfois de se donner ce mandat : le frère Marie-Victorin, chercheur privé avant de devenir universitaire, l’avait fait. L’herbier Marie-Victorin, la collection de recherche qu’il a donnée à l’Université de Montréal, est devenu l’un des plus grands au Canada ! Or, ses ressources sont insuffisantes, car les universités québécoises sont sous-financées…
Les ressources qu’obtiennent les musées pour monter des expositions sont bien plus importantes que pour les recherches, car ce qui est visible attire davantage l’attention de tous, et donc des politiciens et des mécènes. Les musées d’art, y compris les trois grands musées d’État québécois, sont généralement bien pourvus en espaces. Ils possèdent des collections de nombreux tableaux, mais n’en ont pas de 10 millimètres… Et ils ne peuvent pas identifier leurs tableaux avec des tests d’ADN !