«SLĀV»: sur la censure d’une oeuvre

Le Festival international de jazz de Montréal a cédé à des protestataires qui estiment, au-delà de tous doutes, que Robert Lepage et Betty Bonifassi ont péché, se désole l'auteur.
Photo: Catherine Legault Le Devoir Le Festival international de jazz de Montréal a cédé à des protestataires qui estiment, au-delà de tous doutes, que Robert Lepage et Betty Bonifassi ont péché, se désole l'auteur.

Le Festival international de jazz de Montréal (FIJM) doit larmoyer d’avoir jadis invité Stéphane Grappelli et bien d’autres encore qui ont apparemment eu la mauvaise idée de « s’approprier » le jazz comme forme d’expression artistique.

Elvis Presley devrait également disparaître des répertoires musicaux pour s’être inspiré de ses concitoyens afro-américains. Oscar Peterson, du quartier Saint-Henri à Montréal, n’aurait eu aucun droit de pianoter du Mozart ou de fredonner un chant afro-américain, et Gauguin a péché en peignant le Christ jaune.

Combien d’oeuvres musicales, littéraires, visuelles, théâtrales doit-on bannir pour satisfaire une centaine de protestataires ?

Et pas l’oeuvre de quiconque… celle de Robert Lepage. Pas celle d’une vague interprète, Betty Bonifassi, qui, jusqu’ici, initiait bien des gens à ce type de chants et de musique et, pour les plus curieux, à l’esclavagisme.

Le public ne pourra même pas juger de par lui-même. Ce public devra se rendre dans les régions esclavagistes et entendre chanter d’anciens fils et filles d’esclaves…

Les protestataires de Montréal croient-ils vraiment être les dignes représentants de ces fils et filles d’esclaves ?

La planète entière connaît Robert Lepage, mais malgré sa crédibilité, il échoppe aux mains d’une centaine de protestataires… qui n’ont même pas vu le spectacle !

Le FIJM a cédé à des protestataires qui estiment, au-delà de tous doutes, que Lepage et Bonifassi ont péché. Il serait aujourd’hui malvenu, pour certains, de permettre la rencontre des genres et des expressions métissées. Il me semble au contraire qu’une telle approche contribue au dialogue et à la rencontre de l’autre, mais bon… Une centaine de protestataires en a décidé autrement.

À mon avis, la centaine de protestataires met à mal deux principes essentiels : la liberté d’expression et la liberté de création.

Dans le premier cas, je crois qu’il est préférable de passer son chemin, de changer de chaîne de télévision, de ne pas assister, que de censurer. En annulant le spectacle de Robert Lepage et de Betty Bonifassi, on refuse au public de se faire sa propre opinion, de s’informer et de débattre.

Jamais, aussi, on ne devrait dire à un créateur quoi faire et comment le faire. L’unicité, l’authenticité et la nouveauté de l’oeuvre culturelle ne sont pas de la responsabilité des uns et des autres, mais du créateur. Aucun créateur ne devrait avoir l’obligation de soumettre ses idées à quiconque, et encore moins à une opinion souvent minoritaire qui croit qu’elle devrait être consultée.

À l’université, où il règne déjà une forme de censure et d’autocensure, où l’on ne parle plus de Lebon et d’Adorno, le premier étant sexiste et le second raciste, la rectitude d’une certaine frange de la population force parfois à tort la révision de l’Histoire.

En création, une telle situation est encore plus aberrante. Pour certains, il faudra couvrir David, jeter aux ordures Les bienveillantes de Littell, qui n’est ni juif ni Allemand, et enterrer Dave Brubeck.

Drôle de monde.

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