L’ALENA force le maintien d’émissions de GES élevées

La règle de la proportionnalité donne à Washington un accès pratiquement illimité à la plus grande partie des ressources pétrolières et gazières du Canada.
Photo: Jonathan Hayward La Presse canadienne La règle de la proportionnalité donne à Washington un accès pratiquement illimité à la plus grande partie des ressources pétrolières et gazières du Canada.

L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) condamne le Canada, les États-Unis et le Mexique à maintenir des taux élevés d’émissions de carbone. La version 2.0 de l’ALENA pourrait même s’avérer plus nocive que l’ancienne et nuira vraisemblablement à la transition vers un avenir sobre en carbone. Il s’agit là des conclusions d’un rapport que j’ai corédigé avec des économistes politiques de renom des États-Unis et du Mexique pour le Conseil des Canadiens, le Sierra Club des États-Unis et Greenpeace Mexico. Ce rapport publié en avril présente les résultats de nos recherches et analyses.

Mais en réalité, tout n’est pas complètement noir. Le fait que les pourparlers de l’ALENA semblent dans l’impasse jusqu’aux élections mexicaines du 1er juillet et à celles de mi-mandat aux États-Unis le 6 novembre pourrait nous donner l’occasion de modifier l’ALENA dans le bon sens. Il est encore temps d’en faire un accord plus respectueux du climat.

Les sociétés pétrolières ont grandement participé à la conception de l’ALENA au début des années 1990, alors que la population était peu sensibilisée aux changements climatiques. L’accord contient une règle peu connue, qui a un grand impact sur le climat. C’est la règle de la « proportionnalité » en matière d’énergie, tirée du précédent Accord de libre-échange canado-américain (ALE), signé en 1989.

La règle de la proportionnalité (article 605) donne à Washington un accès pratiquement illimité à la plus grande partie des ressources pétrolières et gazières du Canada.

Cette règle oblige le Canada à mettre à la disposition des États-Unis le même pourcentage de sa production de pétrole, de gaz naturel et d’électricité dont les États-Unis ont bénéficié au cours des trois années précédentes. Actuellement, il s’agit de 11 % de notre électricité, plus de 50 % de notre gaz naturel et environ 75 % de notre production pétrolière.

Aucun autre pays industrialisé n’a cédé à un autre pays une priorité d’accès à ses ressources énergétiques.

Faut-il s’en étonner ? Selon les dispositions sur la proportionnalité, les exportations canadiennes de pétrole et de gaz naturel peuvent augmenter ou baisser selon les aléas du marché, des décisions guidées essentiellement par les grandes sociétés pétrolières. Mais le Canada ne peut pas, à cause de cette garantie offerte aux États-Unis […] réduire ses exportations d’énergie à haute teneur en carbone afin de réduire les gaz à effet de serre (GES), ou rediriger sa production de pétrole pour remplacer les importations du Québec et des provinces de l’Atlantique, comme il l’a fait durant la crise du pétrole des années 1970.

Et ce n’est pas tout. La règle de proportionnalité empêche le Canada d’abaisser le ratio de pétrole et de gaz sales dans la combinaison des produits d’exportation. Le Canada ne peut pas modifier la proportion de bitume (des sables bitumineux) ou de pétrole et de gaz naturel issus de la fracturation hydraulique qu’il exporte vers les États-Unis. Cela signifie que, même si le gaz de schiste fracturé émet plus de GES que le charbon et que le bitume est l’un des combustibles qui génèrent le plus de dioxyde de carbone au monde, en plus d’être localement très dommageable, le Canada ne peut en réduire la production plus rapidement que dans le cas du pétrole et du gaz tirés des sources traditionnelles.

Production c. consommation

 

Or, c’est la production, et non la consommation canadienne de pétrole et de gaz, qui est la source d’émissions la plus importante de GES et dont la croissance est la plus rapide au Canada. Les taxes sur le carbone et les systèmes de plafonds et d’échanges réduisent faiblement la consommation, mais ils passent totalement à côté du problème principal qui se situe du côté de l’offre.

Pour calculer l’impact des émissions causées par la règle de proportionnalité de l’ALENA, nous avons comparé deux scénarios dans notre rapport, afin de vérifier si le Canada peut respecter les engagements pris dans le cadre du G8 et de l’accord de Paris. Dans le premier scénario, le Canada demeure lié par la règle de la proportionnalité. Dans le second, le Canada se libère de la proportionnalité et abandonne progressivement d’ici 2030 les exportations de bitume ainsi que de pétrole et de gaz naturel issus de la fracturation hydraulique. Le Canada met également fin dans ce scénario à ses importations de pétrole et de gaz et utilise plutôt du pétrole et du gaz classiques […].

Nos conclusions montrent que, si le Canada demeure lié à la règle de la proportionnalité, il produira, entre aujourd’hui et 2050, 1488 mégatonnes d’émissions de GES de plus que s’il se libérait de cette règle. Le « poids » cumulatif de la pollution climatique pendant cette période est deux fois supérieure aux émissions annuelles actuelles du Canada et 12 fois supérieure à l’objectif de pollution climatique qu’il s’est fixé pour 2050.

On peut tergiverser sur la vitesse de l’abandon progressif des exportations de bitume et de pétrole et de gaz fracturés. Mais le fait demeure que si la règle de proportionnalité est reconduite, elle paralysera pendant des décennies les mesures de lutte contre les changements climatiques des gouvernements fédéral et provinciaux.

La proportionnalité est un vestige d’un passé qui remonte aux batailles sur le libre-échange entre les conservateurs de Brian Mulroney et les libéraux de John Turner dans les années 1980. Mulroney a gagné et figé sa victoire dans un traité avec le pays le plus puissant au monde. Cela revenait à le constitutionnaliser. Contrairement aux autres initiatives constitutionnelles de Mulroney qui ont échoué à l’époque — l’accord du lac Meech et l’accord de Charlottetown —, celui-là a survécu. Mais il n’a pas sa place dans l’ALENA 2.0 qui nous mènera aux années 2020 et 2030.

Le Canada doit utiliser l’accalmie actuelle dans les pourparlers de l’ALENA pour exiger, comme l’a fait le Mexique, d’être exempté de la règle de proportionnalité.

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