Des médecins en manque d’humanités

De nombreuses voix se sont élevées au cours des dernières semaines pour faire part de la nécessité criante de transformer notre système de santé, pour beaucoup trop médicalisé, afin d’en permettre une gestion qui soit plus démocratique et donc plus juste et plus égalitaire. Parmi elles, l’historien et sociologue Yves Gingras insistait sur la nécessité de s’attaquer à l’idéologie même qui soutient ce système, et notamment en se penchant sur la formation que le Québec offre à ses étudiantes et étudiants en médecine. En appelant les médecins à relire Claude Galien, il mettait le doigt sur un point important et souvent ignoré : l’absence quasi complète de formation des médecins québécois, en particulier francophones, à des savoirs autres que ceux issus des sciences médicales.
Au cours de leur formation, les étudiantes et étudiants de l’Université de Montréal, de l’Université de Sherbrooke ou de l’Université Laval n’ont en effet pratiquement aucun contact avec les diverses sciences humaines et sociales qui s’intéressent à la santé. Je dis « pratiquement », car il y a toujours une heure ou deux, souvent en première année, parfois un cours complet, mais c’est plus rare ou toujours optionnel, où un ou une anthropologue, un ou une sociologue, un historien ou une historienne ou un ou une philosophe, plus souvent un ou une médecin, vient parler d’histoire des découvertes scientifiques, des ressorts sociétaux du pouvoir médical, des enjeux anthropologiques de la relation soignant-soigné ou des normes philosophiques de l’éthique médicale. Court intermède avant que les étudiantes et étudiants ne retournent à ce qui est valorisé par leurs enseignants et enseignantes et bien plus importants à leurs yeux : leurs cours de sciences biomédicales.
Ailleurs dans le monde
Pourtant, les établissements francophones du Québec font ici figure d’exceptions. Partout dans le monde, les facultés de médecine ont aujourd’hui intégré, sous la forme d’un département, d’une chaire, d’un laboratoire ou d’un groupe de recherche ce que l’on nomme les humanités médicales (medical humanities), c’est-à-dire ces savoirs non médicaux portant sur la médecine et la santé (les sciences humaines et sociales, bien sûr, mais aussi la philosophie, la littérature, les arts, etc.) et contribuant directement à l’éducation médicale.
Depuis plusieurs décennies maintenant, les facultés de médecine du Canada anglais ont en leur sein, notamment grâce aux chaires Hannah financées par l’Associated Medical Services, des représentants des sciences humaines et sociales, dans ce cas majoritairement des historiens, pour coordonner des programmes d’humanités médicales au sein de formations de jeunes médecins.
À l’Université McGill, le SSOM fait également depuis longtemps rayonner la recherche canadienne en histoire, anthropologie et sociologie de la santé tout en appuyant la formation médicale interdisciplinaire des jeunes carabins montréalais. L’Université d’Ottawa s’est elle aussi récemment dotée d’un programme bilingue de médecine et humanités intégré à son premier cycle.
Aux États-Unis et au Royaume-Uni, les programmes de medical humanities, souvent implantés depuis plusieurs années, voire parfois plusieurs décennies, sont en passe de devenir un enjeu concurrentiel entre les différentes facultés de médecine pour attirer les étudiantes et étudiants comme les chercheurs et les chercheuses. Même en France, terre de traditions et de mandarinat médical, l’enseignement des sciences humaines et sociales dans les facultés de médecine s’est organisé depuis plusieurs années autour d’un réseau dynamique de pédagogues et de chercheurs et chercheuses. […] Même si beaucoup reste encore à faire pour intégrer pleinement ces apports à une formation médicale réformée, force est de constater que les humanités médicales sont partout en plein boom, sauf dans les universités francophones du Québec.
Manque d’intérêt ?
Le constat est d’autant plus surprenant que les chercheurs en sciences humaines et sociales qui s’intéressent aux questions de santé, les spécialistes de ce que l’on appelle en anglais les health humanities, ne manquent pas. Des initiatives pour valoriser cette recherche se multiplient d’ailleurs depuis quelques années à travers la province. […] Les compétences, multiples et complémentaires, sont là, de même que l’envie. Ne manque que l’intérêt des institutions et une volonté réelle de changer la culture médicale.
Car oui, cette ouverture au dialogue interdisciplinaire et aux enjeux sociaux, culturels et politiques qu’impliquent les humanités médicales remet en question le fonctionnement traditionnel, historiquement monopolistique et corporatiste du corps médical et de sa formation. Mais l’éducation médicale s’enrichit du regard, souvent critique, des sciences humaines et sociales sur le fonctionnement de la médecine et sur l’organisation des soins de santé.
Former des médecins à porter un regard différent sur leurs valeurs et leur pratique, c’est aussi leur permettre d’être, à terme, plus ouverts sur la société à laquelle ils participent, plus à l’écoute de leurs patientes et patients, et plus engagés dans une prise en charge interprofessionnelle de la santé. Dès lors, qu’attendent les universités francophones du Québec pour instaurer de véritables programmes d’humanités médicales cohérents qui ne se résument pas à quelques heures saupoudrées au fil de la formation ? Les réactions de médecins publiées ces dernières semaines, dans différents médias, confirment que l’ouverture est là. Plusieurs sont prêts à ce type de changement de culture, tant ils sont attachés à la dimension humaine, voire humaniste, de leur profession. Les médecins québécois ne manquent pas d’humanité, ils manquent simplement d’« humanités » pour leur permettre de se saisir pleinement des enjeux historiques, philosophiques, sociologiques, anthropologiques, économiques, bref humains propres à leur métier. Or, c’est aussi de cette ouverture et de cette collaboration interdisciplinaire dont dépend l’avenir de notre système de santé, et des relations entre la médecine et le reste de la société.
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