Mon fils Philippe aura 18 ans

Pour la plupart des parents et des jeunes, 18 ans est synonyme de joie, de liberté, d’indépendance. C’est un passage à l’âge adulte. Pour nous, c’est plutôt un passage obligé. Philippe est un enfant polyhandicapé. C’est-à-dire qu’il a une déficience intellectuelle profonde et une déficience motrice sévère. Il ne parle pas, ne marche pas, ne s’alimente pas seul. Il est complètement dépendant d’une autre personne en tout temps. Philippe ne sera donc jamais un adulte. Je vous épargne la longue liste de soins et la lourdeur des tâches au quotidien.
Après 18 ans, je prends une pause. Je m’interroge. Je réfléchis.
Où en est rendue la société quant aux services fournis aux enfants lourdement handicapés ? Tous les cris d’alarme des parents, l’encre des journaux, le travail acharné du secteur communautaire qui croule sous le poids des demandes d’aide ; où en est la concertation des milieux ? Qu’en est-il du financement des ressources, tant scolaires que sociales ? Connaissons-nous la prévalence des enfants lourdement handicapés au Québec ?
Commençons par la dernière question, puisque la réponse est facile : non. Il n’y a pas de recensement qui vaille, nous ne savons pas combien il y a d’enfants lourdement handicapés dans la province. Il n’y a même pas de consensus quant à la définition ; on parle de cas lourds, multihandicapés, polyhandicapés, handicapés complexes, et d’autres qui sont tout ça à la fois.
Le mois dernier, une étude canadienne mentionnait que les données les plus récentes sur les enfants handicapés datent d’il y a dix ans et que trois des quatre enquêtes de population sur l’invalidité ne sont plus à jour. Les données de l’Office des personnes handicapées du Québec sont quant à elles diluées et inaccessibles. Ce que l’on connaît, c’est la réalité. Ce que l’on sait, après avoir interrogé la direction des écoles spécialisées et consulté le Centre Philou, organisme pour enfants polyhandicapés, c’est que la clientèle ne fait pas qu’augmenter, elle s’alourdit. On se rend compte qu’il y a de plus en plus de jeunes polyhandicapés et qu’ils ont davantage de problèmes de santé ou d’exigences de soins complexes. Déjà, en 2008, une étude menée par la firme Sécor avait non seulement prouvé cet état de fait, mais souligné l’insatisfaction des parents quant à la prise en charge. Aujourd’hui, je suis atterrée de constater que nous en sommes au même point qu’il y a 30 ans ! C’est inquiétant. Inacceptable. Une insulte à l’intelligence sociale.
Prendre soin des plus vulnérables
Ce qui m’attriste le plus, c’est de voir encore les mêmes titres dans les journaux que ceux que je lisais à la naissance de Philippe et qui m’angoissaient profondément à l’époque. « Parents essoufflés implorent » ; « Condamné à placer son enfant » ; « Laissés pour compte » ; « Liste d’attente pour prise en charge » ; « Quand les proches n’en peuvent plus ». Je me disais qu’on exagérait et que, dans une société civilisée, on prendrait soin de nos plus vulnérables, que c’était dans nos valeurs. On nous disait que c’était mieux pour l’enfant de demeurer à la maison et qu’une aide serait disponible. Malheureusement, les mots que je lis dans les articles de nos jours sont encore plus virulents : dégoûtant, révoltant, ignoble, honte, manque d’humanisme, laxisme, manque de coeur. C’est le reflet de l’exaspération qui perdure depuis des décennies…
La conjoncture présente contribue à créer une tempête parfaite : exigences croissantes envers les organismes communautaires, réduction des dépenses par les gouvernements et regard mystifié de l’entreprise privée qui est de plus en plus sollicitée et tiraillée. À titre d’exemple, malgré l’apport de 10 millions de dollars du secteur privé au Centre Philou depuis 12 ans, le gouvernement n’a contribué qu’à hauteur de 7 %.
Certes, nous assistons ici à un magnifique partenariat privé-social, mais il manque un joueur important à l’équation. Pour qu’une société démocratique saine et responsable fonctionne, je suis d’avis qu’il doit y avoir un équilibre entre ces trois grands piliers : le social, le privé et l’État. Bien que le privé contribue souvent à faire avancer l’État, il ne devrait pas le remplacer dans ses responsabilités fondamentales. Tout comme l’État ne devrait pas profiter du communautaire pour faire le travail à sa place. Certains parlent de « cheap labour », moi, j’appelle ça de l’ignorance intentionnelle.
À l’aube de ses 18 ans, je ne veux pas dire à Philippe que je me bats depuis autant d’années que son existence, que je suis essoufflée, et qu’un jour on pourrait se retrouver côte à côte en CHSLD, mon enfant et moi. Il ne comprendrait pas de toute façon. […] Je veux lui dire que, comme tout le monde, il a sa place dans la société, et qu’à même son fauteuil roulant, il a le pouvoir de la faire avancer. Que nous avons bâti ensemble une ressource nommée Centre Philou pour les « comme lui », qu’il a été le mentor de ma vie en me poussant à concrétiser cette entreprise d’économie sociale innovante et résiliente. Je veux aussi lui dire qu’il a fait réaliser à de nombreux parents que le repos était possible et souhaitable. Que le milieu des affaires s’est rallié derrière nous en un mouvement citoyen extrêmement généreux, que les leaders du Québec inc. nous font confiance et nous soutiennent financièrement. Qu’ensemble nous avons contribué à améliorer la qualité de vie de centaines de familles et qu’avec un peu d’aide, nous pourrions accueillir encore plus d’enfants en doublant les 2100 répits que nous offrons annuellement.
Il est grand temps que le 3e pilier essentiel, celui de l’État, se joigne au partenariat privé-social. Je fais donc appel à une volonté politique pour la croissance du Centre Philou et pour que toute la problématique entourant les enfants polyhandicapés au Québec devienne rapidement une priorité.