En marge du génocide rwandais - Le réfugié Kagamé
La réplique acerbe de Julien Élie, publiée dans Le Devoir de vendredi dernier, face à la description sereine qu'a faite Jacques Jobin du Rwanda d'aujourd'hui (Le Devoir, le 3 avril 2004) étonne par son agressivité.
M. Élie lui-même souligne les critiques assez claires que comportait le texte de Jacques Jobin à l'endroit du régime de Paul Kagamé. En écrivant de Paul Kagamé qu'«il est autoritaire, dirige ses troupes d'une main de fer et refuse les compromis avec les étrangers qui prétendent lui dicter sa conduite», Jacques Jobin ne s'est certainement pas comporté en «valet et cireur de bottes de Paul Kagamé», comme Julien Élie le laisse entendre et l'écrit de façon outrageuse.Je connais Jacques Jobin de longue date et n'ai jamais rencontré Paul Kagamé. Je tiens à me porter à la défense du premier en tentant de comprendre et même de juger le second.
Paul Kagamé est né en octobre 1957 à Gitarama. En 1960, à l'âge de deux ans et demi, il fuit le Rwanda avec ses parents dans un contexte de massacres et devint réfugié en Ouganda. Il convient de souligner que Kagamé est issu de la famille des Béga, la famille tutsie la plus noble après celle des rois Banyiginya. Les Béga ont traditionnellement fourni un grand nombre de reines du Rwanda.
Kagamé est le neveu de la toute dernière reine du Rwanda, Rosalie Gicanda, l'épouse du roi Mutara III Rudahigwa. Comme plusieurs Canadiens ayant vécu au Rwanda, il m'a été donné de croiser la reine Rosalie, dont j'ai d'ailleurs été le voisin pendant deux mois en 1977 à Butare. Notons qu'à l'arrivée des colonisateurs allemands au Rwanda, en 1899, l'homme fort du pays s'appelait Kabalé et, comme Kagamé, il appartenait à la famille des Béga.
Kagamé a passé toute sa jeunesse comme réfugié sans perspective d'avenir, ni au Rwanda ni en Ouganda. Les autorités rwandaises, internationales et religieuses considéraient alors que le problème des réfugiés rwandais en Ouganda, au Zaïre, au Burundi et en Tanzanie n'existait pour ainsi dire pas.
La majorité hutue était au pouvoir, comme il se devait; les Tutsis de l'intérieur étaient «contrôlés» et ceux de l'extérieur n'avaient aucun droit. On les considérait comme de purs étrangers et, s'ils tentaient de rentrer au pays de force, on les traitait comme des envahisseurs étrangers et on se vengeait sur les Tutsis de l'intérieur en les massacrant, ce qui arriva en 1963. En 1973, on alla même jusqu'à organiser des massacres «préventifs» de Tutsis alors qu'aucune incursion de réfugiés n'avait eu lieu. En somme, pendant 30 ans, de 1960 à 1990, Kagamé a eu, de facto, un statut d'apatride, comme tous ses concitoyens tutsis réfugiés.
Derrière l'assassinat
Kagamé est devenu le chef du Front patriotique rwandais (FPR) en 1990 dans des circonstances particulièrement difficiles. En effet, le 1er octobre 1990, l'armée du FPR avait pénétré au Rwanda depuis l'Ouganda. Son avancée avait été stoppée par l'armée rwandaise encadrée par la France. Le chef du FPR, le major-général Fred Rwigyema, venait d'être tué au combat.
Kagamé se trouvait alors aux États-Unis. Il quitta ce pays et accepta de succéder à Rwigyema à la tête de l'armée de réfugiés alors que cette dernière était presque en déroute et ne pouvait même plus compter sur une complicité inconditionnelle, ouverte ou discrète, de l'Ouganda.
Kagamé renversa totalement cette situation en procédant pas à pas, avec patience et détermination, en refusant de brûler les étapes (c'est là son trait principal). Il provoqua les négociations d'Arusha, auxquelles le FPR participa. Ces accords entre le gouvernement rwandais et le FPR, signés le 4 août 1993, prévoyaient un retour des réfugiés rwandais dans leur pays, une participation du FPR au gouvernement et une intégration des troupes du FPR dans l'armée rwandaise. Il s'est écoulé huit mois entre cette signature et l'attentat contre l'avion du président Habyarimana.
Au cours de ces huit mois, les tensions entre le FPR et le gouvernement rwandais n'ont fait que monter. Début avril 1994, à Dar es-Salaam, le président Habyarimana se fit reprocher par ses collègues de Tanzanie, d'Ouganda et même, semble-t-il, du Burundi (le président burundien, Cyprien Ntaryamira, Hutu comme Habyarimana, mourut quelques jours plus tard avec lui) de tout faire pour bloquer la mise en application des accords d'Arusha. Au même moment, les Nations unies, la France (mieux informée que quiconque), les États-Unis, la Grande-Bretagne et Kagamé recevaient de multiples informations selon lesquelles un génocide de grande ampleur se préparait au Rwanda.
Le choix suivant s'offrait à Kagamé: laisser l'entourage d'Habyarimana lancer le génocide au moment de son choix ou tenter d'éliminer Habyarimana en tablant sur le fait que, selon la Constitution, le poste de chef de l'État reviendrait à la première ministre hutue modérée Agathe Uwilingiyimana, qui s'opposerait au génocide. On nous dit que Kagamé aurait choisi la seconde option. Kagamé se défend mal de cette accusation et la France qui l'accuse est particulièrement mal placée pour lui faire la morale à ce sujet, compte tenu de sa complicité avérée avec les génocidaires.
L'avion d'Habyarimana fut abattu et le génocide fut déclenché par l'assassinat, commis par la garde présidentielle, de la première ministre Agathe Uwilingiyimana, puis du président de la Cour constitutionnelle, Joseph Kavaruganda, un autre Hutu modéré, qui est devenu le chef de l'État à la suite de la mort de la première ministre.
L'apocalypse se produisit et Kagamé garda son sang-froid malgré ses deuils personnels, y compris celui de sa tante, la reine Rosalie, massacrée à Butare. Il conquit le Rwanda puis, en octobre 1996, il lança ses troupes au Zaïre afin d'y pourchasser les génocidaires qui menaient constamment des incursions en territoire rwandais.
Le militaire et la démocratie
Kagamé est un militaire et recourt au besoin à la manière forte. Nul ne saurait le nier. Cela étant, il faut reconnaître que lui, le réfugié à qui on avait toujours refusé le droit de retourner dans son pays, a favorisé le retour au Rwanda des réfugiés rwandais qui avaient fui leur pays à l'arrivée des troupes du FPR.
Lui, l'homme tout-puissant, a choisi la voie de la démocratie. Lui, l'homme du FPR, a maintenu le multipartisme instauré par les accords d'Arusha: le gouvernement actuel d'Union nationale regroupe sept partis. Lui, le Rwandais exilé, a procuré au Rwanda une influence en Afrique que ce pays n'a jamais eue, même avant la colonisation. Lui, l'aristocrate tutsi, préside une république et a aboli toutes les références de caste ou d'ethnie sur les papiers d'identité et dans la bureaucratie. Ce geste est suprêmement important du fait que les étiquettes de Tutsi et de Hutu sont souvent discutables et que, très fréquemment, il est impossible de savoir si une personne est tutsie ou hutue. [...]
Il se peut que les élections de 2003 n'aient pas été sans accrocs; cependant, elles ont eu lieu, personne n'en conteste vraiment les résultats, et elles ont impliqué plusieurs partis et deux candidats à la présidence.
Kagamé n'est pas au-dessus des lois et il devra tôt ou tard être jugé par la postérité pour ses erreurs mais aussi pour ses bonnes actions. Pour le juger, il faudra alors se mettre à sa place et comprendre les choix souvent difficiles qui s'offraient à lui. Qui d'entre nous a jamais eu à contrer pareil génocide? Cet homme, toute sa vie durant, a affronté des situations qui auraient dû en faire un perdant. Jusqu'à ce jour, il a su étonner tout le monde, y compris ses accusateurs. Paul Kagamé n'a encore que 46 ans...