Libre opinion: Pour un Québec polyglotte
Michel Venne a pris le serpent par la queue lorsqu'il affirme (et non pour la première fois) que l'enseignement de l'anglais dès le début du primaire porterait atteinte à la survie de l'identité québécoise («Le "nous" québécois», Le Devoir, 15 mars 2004).
D'un certain point de vue, sa logique est impeccable: en tant qu'Ontarien de naissance issu de l'immigration celte, je sais bien que l'écossais et le cornuais de mes ancêtres ont décliné précisément à partir du moment où les classes professionnelles de ces contrées se sont mises à s'éduquer et à converser entre elles dans la langue de Londres.M. Venne a su également souligner (et je l'en félicite) que, dans une démocratie, il devrait exister un mécanisme plus interactif et flexible que la main invisible du marché pour nous permettre d'agir ensemble dans l'intérêt de la préservation et de la modernisation de notre culture.
Là où je me bute aux valeurs de M. Venne, c'est sur le plan de l'épanouissement personnel. Rappelons-nous que, dans la plupart des cas, la facilité enfantine à assimiler des langues se détériore irrémédiablement à partir de l'âge de neuf ans. Nous ne pouvons pas dire simplement: «Laissons à ceux qui le veulent le soin de se spécialiser dans un deuxième idiome quand ils seront mûrs pour choisir», car nous savons que cet apprentissage s'avérera beaucoup plus ardu qu'il n'aurait pu l'être, et n'aboutira généralement pas à un bilinguisme fonctionnel.
Or, on ne nie pas que, outre ses avantages mercantiles, la maîtrise approfondie d'une deuxième langue apporte des bienfaits. Elle nous ouvre à de nouvelles métaphores et nous inculque un relativisme nécessaire en nous rappelant que le rapport entre signifiant et signifié n'est guère absolu, bref qu'il existe maintes façons de concevoir le monde. Elle nous aide aussi à mieux apprendre la grammaire et, par conséquent, à mieux nous exprimer, et ce, y compris dans notre langue d'origine.
Quotas
Il est vrai que l'ubiquité de l'anglais sur les ondes et une économie d'échelle qui fait qu'il revient moins cher de publier un même livre en anglais qu'en français menacent le Québec et laissent présager un scénario catastrophe si un jour tous les Québécois apprennent effectivement «trop» bien l'anglais. Mais qui a dit que bilinguisme équivalait automatiquement à la maîtrise de la langue anglaise?
Mondialisation ou pas, ne sommes-nous pas en droit de nous asseoir en tant que société pour décider quels contacts nous voulons privilégier avec quels autres, et en quelle proportion? Qu'est-ce qui nous empêche d'établir un système de quotas pour que, par exemple, 20 % de nos bambins étudient l'arabe avec le français depuis la première année du primaire? Pour que 25 % étudient le français et l'espagnol, 20 % le français et l'anglais, et ainsi de suite, couvrant donc d'autres langues secondes que nous jugerons d'une importance mondiale?
Cette méthode recèle plusieurs avantages, d'abord dans le domaine politique. La démocratie veut que, lorsque vient le temps de prendre une décision collective, différentes perspectives issues du vécu de différents citoyens soient confrontées les unes aux autres pour arriver à une synthèse. Ainsi, afin de ne pas manquer d'informations, il convient de recueillir la plus grande diversité de points de vue possible.
Or, le fait qu'au Québec l'anglais soit depuis longtemps la langue seconde obligatoire nous force, journalistes comme citoyens, à suivre les événements internationaux à travers la presse anglo-saxonne qui est, de fait, presque uniformément libre-échangiste et condescendante dans ses rapports avec les autres cultures.
Ces perspectives anglo-saxonnes peuvent être contrebalancées par d'autres points de vue qui nous sont offerts dans d'autres langues. Qui niera que nous aurions été enrichis d'avoir eu une importante tranche de notre population pouvant lire et nous communiquer directement des opinions émises dans des journaux latino-américains durant la période précédant la tenue du Sommet des Amériques à Québec? Ou que cela nous servirait d'avoir un meilleur accès aux commentaires faits en langue arabe pour nous aider à interpréter les développements en Irak et en Palestine?
Soyons donc politiques, mais soyons aussi pratiques. La position exclusive qu'occupe l'anglais actuellement dans l'enseignement de langues secondes nous fragilise puisque nous ne savons pas quels soubresauts l'économie mondiale fera d'ici 20 ans. Peut-être qu'une autre langue sera alors plus «rentable» — impossible de prévoir laquelle —, mais la diversification de l'enseignement est une façon d'éviter de mettre tous nos oeufs dans le même panier.
Je plaide donc pour un avenir où chaque Québécois sera bilingue mais où la société, elle, sera polyglotte, et tirera tous les bénéfices — tant politiques, qu'économiques et existentiels — qui en découlent. Un avenir où le français sera la seule langue commune et restera le véhicule privilégié de communication entre les Québécois, sans être menacé par cette anglicisation sous forme de bilinguisme qui l'afflige maintenant.