Le gavage éhonté des dirigeants de sociétés cotées en Bourse
Monsieur Robert Gratton n'y va pas avec le dos de la cuiller avec l'argent des actionnaires de Corporation financière Power de la direction de laquelle il est le chef. Il a exercé récemment 3,88 millions d'options qui lui ont été gracieusement votées par le conseil d'administration pour une modeste somme de 170 millions. Cet employé modèle, tant s'en faut, contrôle actuellement 5,28 millions d'actions ordinaires de la compagnie pour une valeur de 290 millions. Le jour où il exercera les trois millions d'options qui lui restent, il aura vraisemblablement en poche une misérable somme frisant ou dépassant les 500 millions. [...]
Pudeur oblige, l'exercice des options de M. Gratton, qui devient le champion toutes catégories de l'enrichissement facile, n'a pas été commenté par les médias du groupe Gesca, dont le propriétaire est la famille Desmarais. Mais il y a pire. Le système pourri jusqu'à la moelle des rémunérations révoltantes repose sur l'hypocrisie, le laxisme et la complicité des gouvernements, au premier chef le ministère des Finances du Canada.Dans le cas des options octroyées, par quel raisonnement tordu peut-on justifier qu'il y a «gain de capital» alors qu'aucun investissement n'a été fait par les dirigeants, les options leur étant attribuées gratuitement? Le prélèvement fiscal sur les options est de 25 % au titre de gain de capital, soit la moitié de l'impôt de 50 % d'une importante catégorie de contribuables.
À l'encaissement, six joueurs vedettes de la ligue canadienne des stock options ont touché ou toucheront la somme d'un milliard de dollars: Robert Gratton (Financière Power 500 millions), Joseph Strauss (JDS Uniphase, 200 millions), John Roth (Nortel, 135 millions), Laurent Beaudoin (Bombardier, 90 millions), Jean Monty (BCE, 30 millions), Pierre H. Lessard (Metro, 28 millions). J'allais oublier la passe de 23 millions du fils Chagnon dans la ténébreuse affaire Videotron-Rogers et Quebecor.
Privés d'impôts!
Au bénéfice de six privilégiés, les gouvernements fédéral et provinciaux seront ainsi privés au bas mot de 250 millions d'impôts! De quoi faire saliver les ministres des Finances qui raclent les fonds de tiroirs pour la santé, l'éducation, la solidarité sociale et autres besoins pressants d'une société dont des milliers d'enfants ne mangent pas à leur faim.
Et encore, ce manque à gagner ne s'applique qu'à une mince brochette d'heureux prébendés de notre merveilleux système financier. De combien seraient garnis les trésors publics si l'on ajoutait les centaines ou les milliers de profiteurs inscrits au palmarès des cadeaux princiers accordés à des dirigeants financièrement replets et obèses? Que dire des 12 milliards d'évasion fiscale dans les paradis fiscaux et des entourloupettes comptables, estimés par le vérificateur général du Canada, cités par Brigitte Alepin dans son livre Ces riches qui ne paient pas d'impôt?
Sous ce chapitre, il serait injuste de ne pas rendre à César ce qui est à César. Dans son dernier budget le ministre Séguin a haussé le prélèvement fiscal sur l'encaissement des options de 12 % à
18 %, soit 75 % de l'impôt payé par les honnêtes citoyens du Québec sur leur revenus. Le ministre québécois des Finances est le premier au Canada à s'attaquer à l'iniquité fiscale du scandaleux régime des options. Reste à souhaiter qu'il continue dans la bonne voie et que son exemple soit suivi à l'échelle canadienne.
Abolir le régime d'options
Une solution simple proposée par l'Association de protection des épargnants et investisseurs du Québec serait l'abolition pure et simple du régime des options. Un trait de plume dans un texte de loi, et ce cancer qui défigure le capitalisme et provoque l'indignation est éradiqué du jour au lendemain.
Si l'on veut le maintenir à tout prix, la moindre des mesures serait l'application du barème d'impôt des rémunérations imposables à tous les contribuables. Quitte à décréter, au bénéfice des petits et moyens salariés, une exemption de base de même nature que celle applicable aux entreprises non cotées en Bourse.
Je ne m'explique pas le silence et la pudeur maladive des investisseurs institutionnels et des responsables des caisses de retraite sur le gavage éhonté des gérants salariés des entreprises qui font appel à l'épargne publique. Le plus important d'entre eux est la Caisse de dépôt du Québec. Dans ses principes directeurs de gouvernement d'entreprise, la Caisse prêche la modération (sic) en matière de rémunération des dirigeants. Forte de son portefeuille dépassant la centaine de milliards de dollars, qu'est ce qu'elle attend pour intervenir au grand jour et donner le signal d'une salutaire corvée de nettoyage des écuries d'Augias?
Il ne faut rien attendre des membres des conseils d'administration qui ont partie liée avec la direction, eux-mêmes paralysés par la surcharge pondérable des jetons de présence aux allures de provocation. Force est de constater que les vertueux principes de bonne «gouvernance», comités de rémunération, de vérification, composés d'administrateurs en théorie indépendants, ne sont souvent qu'illusion et poudre aux yeux pour épater la galerie et endormir les actionnaires.
Les rémunérations ne cessent d'atteindre des sommets vertigineux. Les assemblés générales sont des parodies de démocratie actionnariale en raison des lois vicieuses sur les procurations qui accordent tous les pouvoirs à la direction et aucun aux simples actionnaires ou leurs représentants. Quiconque aura la patience de lire la Loi sur les banques et la Loi canadienne des sociétés se rendra vite compte qu'elles confortent d'abord et avant tout les intérêts des banquiers et des dirigeants d'entreprises, qui ont les coudées franches et leurs entrées privilégiées dans les coulisses du Parlement canadien.
À Ottawa d'agir
C'est au fédéral que la vraie partie se joue. Avant toute chose, il est urgent d'arrêter l'hémorragie de nos impôts par la résiliation des conventions fiscales dans les paradis fiscaux. Il y là des milliards qui se prélassent au soleil alors que les besoins en santé et en éducation sont hurlants.
Des lois draconiennes s'imposent sur le plafonnement salarial des dirigeants des sociétés ouvertes et de la rémunération de leurs administrateurs. D'autres sont attendues, plus musclées et sévères sur les transactions et délits d'initiés, assorties de pouvoirs réels aux actionnaires pour briser la franc-maçonnerie des «copains d'abord» et le recrutement incestueux des membres des conseils d'administration. [...]
Dans l'état actuel de la furieuse incandescence de l'enrichissement sans cause et du pourrissement du capitalisme financier, il faut opposer aux libertés dépravées des lois correctrices, et surtout leur stricte application sans états d'âme et sans égard à l'endroit de ceux qui les enfreignent. Il y a là un passage obligé pour rétablir la confiance des investisseurs dans le marché et mettre fin aux abus qui révoltent les honnêtes gens et empestent les institutions financières.