Trump, ou la banalité du mal

S’il existe un «mal trumpien», la pensée politique d’Hannah Arendt nous suggère de l’appréhender sous l’angle de l’«automystification». Vice à la fois privé et public, l’automystification produit «un monde capable de concurrencer le monde réel, dont le grand désavantage est de ne pas être logique, cohérent et organisé».
Photo: Illustration Tiffet S’il existe un «mal trumpien», la pensée politique d’Hannah Arendt nous suggère de l’appréhender sous l’angle de l’«automystification». Vice à la fois privé et public, l’automystification produit «un monde capable de concurrencer le monde réel, dont le grand désavantage est de ne pas être logique, cohérent et organisé».

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

« Mes deux principales forces sont la stabilité mentale et le fait d’être, genre, vraiment brillant. » Ainsi réagit, sur son compte Twitter, le président Trump suivant la parution de Fire and Fury. Son auteur, Michael Wolff, y décrit le quotidien d’un homme incongru, égotique et paranoïaque. Il s’ajoute à ceux qui remettent en cause l’état mental de l’homme et, partant, son aptitude à gouverner. La pensée d’Hannah Arendt offre quelques pistes pour envisager le « cas Trump » non pas sous l’optique de la déviance individuelle, mais plutôt de sa déconcertante normalité.

Hannah Arendt (1906-1975) fut profondément marquée par l’histoire de son siècle, laquelle, en retour, influença sa pensée. Étudiante juive d’une université allemande, elle fuira le nazisme peu après l’arrivée d’Hitler. Elle s’exile en France, et ensuite aux États-Unis, après s’être échappée d’un camp (et d’une mort certaine) sous l’Occupation. Récusant pour elle-même le titre de philosophe, elle publie plusieurs ouvrages tels Les origines du totalitarisme (1951) et Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963), considérés à juste titre comme des classiques de la philosophie politique.

Le mépris de la respectabilité et du réel

 

Dans Les origines…, Arendt revient sur les conditions politiques ayant mené aux totalitarismes hitlérien et stalinien. Précision importante : le phénomène Trump n’a aucune commune mesure avec l’horreur totalitaire qui y est décrite. Mais le portrait qu’elle dresse de « l’alliance provisoire » entre un candidat anti-establishment et la « populace », laquelle rapproche la société de l’effondrement, est des plus pertinents. Il s’agit d’un mouvement qui est certes antérieur au totalitarisme.

Photo: Alexandre Beaulieu Jean-Nicolas Carrier est psychologue.

La notion de délire — idées fausses contre lesquelles le réel n’a aucune prise — a de quoi surprendre lorsqu’on l’applique à la vie politique plutôt qu’aux individus. Or pour Arendt, l’attrait du régime totalitaire, et la séduction qu’il opère sur « les masses » de gens « atomisés » et « sans attaches », provoque un refus non seulement des faits, mais aussi un mépris des valeurs professées par les classes dites supérieures. Ce mouvement suit « l’effondrement du prestige et de l’autorité des institutions politiques » ; il rejoint des « gens apparemment indifférents auxquels tous les autres partis avaient renoncé, les jugeant trop apathiques ou trop stupides pour mériter leur attention ». Leurs électeurs, indique-t-elle, « n’avaient rien en commun, sinon une vague conscience que les espoirs des adhérents des partis étaient vains, que, par conséquent, les membres les plus respectés, les plus organisés, les plus représentatifs de la communauté étaient des imbéciles, et que toutes les puissances établies étaient moins mauvaises moralement qu’également stupides et frauduleuses ».

Du côté de Trump, paradoxalement, l’effet de ses outrages le conduisit à la présidence. Tablant (par inadvertance ?) sur des ressorts décrits par Arendt, il porta « publiquement le masque de la cruauté quand tout le monde était d’évidence égoïste en faisant semblant d’être aimable ». Il fit « étalage de méchanceté dans un monde, non de méchanceté, mais de mesquinerie ». Le « délire », s’il en est, vint du fait que les masses de gens sans réelles appartenances politiques s’identifièrent non plus aux valeurs humanistes ou démocratiques (jugées obsolètes et frauduleuses), ni même à la véracité des faits (« alternatifs », s’entend), mais à la force brute et sans objet dont se réclame le candidat à l’encontre d’un système, et même du sens commun, déclarés méprisables par le candidat anti-establishment. Son programme : « détruire la respectabilité » en lui opposant ses propres valeurs, ses propres faits. Efficace, cette nouvelle réalité amoindrit bien des esprits, s’emparant même des plus intelligents et consciencieux ; elle les prive de la capacité de penser par eux-mêmes, de se saisir du réel et de réfléchir à la portée de leurs actes.

Vice de la parole, vice de la pensée

 

Dans son compte rendu du procès du nazi Adolf Eichmann, jugé en Israël peu après sa capture en 1960, Arendt poursuit ses réflexions en prenant appui sur le sinistre cas de ce rouage important du régime. Elle y brosse de l’accusé un portrait pour le moins déroutant. Bien qu’elle l’estima coupable de ses crimes, il ne fut à ses yeux ni le « monstre » ni le « fou » qu’elle s’attendait à voir.

Fait étrange, les professionnels chargés par la Cour d’évaluer la condition psychique d’Eichmann ne décelaient chez lui aucun trouble que ce soit. Pour franchir le fossé entre la « normalité » alléguée de l’homme et la barbarie de ses actes, Arendt développa des thèses, qui en confondirent plusieurs, autour de sa célèbre formule de « banalité du mal ». Entendons ici que la banalité en question ne se rapporte aucunement à l’horreur stalinienne ou nazie. Elle en qualifie plutôt les acteurs : des gens sans histoire ; des gens ordinaires qui paient leurs impôts, qui vont à la messe, etc. Son analyse du cas Eichmann la conduit à envisager cet officier SS, et ses millions de complices, non comme « des pervers ou des sadiques », mais plutôt comme des hommes « terriblement et effroyablement normaux ». Elle fait, par exemple, de l’affable voisin (aimant les chats et joueur de bridge) le rouage bureaucratique de « meurtres administratifs » commis avec méthode sur les millions d’innocents.

Évidemment, tout aussi odieux soient-ils, les gestes de Trump ne sauraient aucunement se mesurer aux crimes d’Eichmann. Cela dit, il se trouve entre les deux hommes des similitudes susceptibles d’éclairer notre réflexion. Pour l’anecdote, on retiendra qu’Arendt considérait Eichmann comme un inculte vaniteux, ambitieux, incohérent, menteur, socialement maladroit et dénué de tout sens de l’humour. Bien avant Twitter, le florilège de maladresses et de contradictions qui émaillaient ses propos recelait quelque chose de clownesque, d’involontairement comique ; le genre de matériel dont raffoleraient aujourd’hui les humoristes de la télé. Ce dernier vice tenait du fait qu’il présentait « un défaut plus spécifique, et aussi plus décisif » : une « incapacité à parler » doublée d’une « incapacité à penser — à penser notamment du point de vue de quelqu’un d’autre ». Inapte à considérer toute perspective autre que la sienne, il s’installait, entre le monde et Eichmann, une sorte de voile opaque. Impossible de communiquer avec lui, et encore moins de le contredire avec des faits, parce que les « slogans » et autres « clichés euphorisants », c’est-à-dire des phrases toutes faites destinées à le rassurer, dressaient un redoutable mur contre le véritable sens des mots, contre « la présence des autres et, partant, contre la réalité en tant que telle ».

Quel mal pour Trump ?

S’il existe un « mal trumpien », la pensée politique d’Arendt nous suggère de l’appréhender sous l’angle de l’« automystification ». Vice à la fois privé et public, l’automystification produit « un monde capable de concurrencer le monde réel, dont le grand désavantage est de ne pas être logique, cohérent et organisé ». Quiconque en est épris devient en quelque sorte dupe de sa duperie, du fait que les « banalités réconfortantes » et les « formules toutes faites » lui semblent plus réelles, voire plus raisonnables et légitimes que tout le reste. Du côté de Trump, c’est comme si, du fait de la détérioration sociale ambiante, un génie malicieux s’était en quelque sorte emparé de sa personne. Ainsi mystifié par lui-même, il multipliera les outrances les plus invraisemblables. Devant ses contradicteurs, il se convaincra qu’il est respectueux, conséquent et stable. Comme si, au fond, dans son esprit, il n’y avait pas de contradiction entre son infâme « Je les agrippe par la chatte » et « Personne ne respecte autant les femmes que moi », des mots qui, dans des circonstances radicalement différentes, remplissent exactement la même fonction, celle de lui remonter le moral.

L’homme que décrit Wolff dans Fire and Fury est sans conteste un type troublé et troublant : il se raconte les mêmes histoires, vante son « génie » et peine à accomplir quoi que ce soit. Alors que certains y voient des indices évidents de psychopathologie, une lecture arendtienne laisserait entendre qu’on est devant un homme banal, lequel ne cesse depuis un an, et avec fracas, de se consoler devant nous tous.

Cela étant, l’éventualité que le président Trump soit mentalement troublé demeure possible, du moins en principe. Mais nul expert, éthique professionnelle oblige, ne devrait statuer publiquement sur son cas. L’oeuvre de Hannah Arendt, et c’est ici son plus grand mérite, permet de jeter sur l’homme des lumières non pas cliniques, mais bien politiques. Elle accorde à toutes et à tous, experts ou non, la possibilité d’en discuter collectivement sur des bases égalitaires. Arendt nous rappelle que la méchanceté, tout aussi inquiétante et sinistre qu’elle nous paraisse, est plus qu’un simple sujet de médecine ; elle est un mal inhérent à notre nature. Ne reste qu’à espérer que les experts médiatiques du psychisme humain, devant des politiciens qu’ils n’ont jamais rencontrés, cesseront un jour de leur chercher des bobos : il en va de la dignité de la profession et de la santé du débat public.

 

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