Libre opinion: Haïti : des assassinats impunis

Lettre ouverte au premier ministre haïtien Gérard Latortue

Monsieur le premier ministre. Cette semaine, le 3 avril, cela a fait quatre ans que nous exigeons vérité et justice sur les assassinats de Jean L. Dominique et de Jean Claude Louissaint, respectivement journaliste et gardien à Radio Haïti Inter.

À un moment où, dans notre pays meurtri, les séquelles de la violence anarchique ou commanditée demeurent des blessures béantes, où l'impunité reste la règle, où les critères éthiques sont tellement boueux, il semble vital de rouvrir le dossier emblématique de ce journaliste de principes et de vision et d'envoyer le signal tellement nécessaire de la primauté d'un État de droit.

Au cours des derniers mois, violence et destruction ont fait des centaines de victimes qui méritent toutes justice elles aussi. Pourquoi le cas précis de Jean L. Dominique? Parce que notre long combat pour la vérité a rejoint les revendications de milliers de citoyens qui ont vu dans notre détermination la clef d'un plus vaste combat contre l'impunité. Jour après jour, Radio Haïti a revendiqué pour toutes les victimes.

Aujourd'hui, ces revendications de justice sont dans une sombre impasse.

- L'instruction a duré deux ans et dix mois. Elle a été houleuse et sanglante. Des suspects sont morts en prison dans des circonstances non élucidées. L'un a été lynché devant le sous-commissariat de Léogane; le cadavre d'un autre, mort en salle d'opération, a mystérieusement disparu. Des témoins ont été sommairement exécutés. Un juge d'instruction a démissionné; un autre, menacé, a dû s'exiler.

Les obstacles se sont multipliés en trois ans, venant de l'exécutif, du Sénat, de la police. Le jour de Noël 2002, l'un de nos jeunes gardes de sécurité, Maxime Seide, était assassiné dans un attentat qui visait à faire taire la veuve de Jean L. Dominique, Michèle Montas. Le 22 février 2003, Radio Haïti était forcée d'éteindre ses antennes pour protéger d'autres vies.

- Le 21 mars 2003, le magistrat instructeur édictait une ordonnance désignant strictement les exécutants présumés du crime. En dépit d'une vingtaine d'inculpations au cours de l'instruction, aucun des commanditaires n'était formellement accusé.

- Le 3 avril 2003, nous interjetions appel devant la justice haïtienne, estimant que cette ordonnance éhontée ne pouvait qu'aboutir à un simulacre de procès.

- Dans un arrêt en date du 4 août, la Cour d'appel nous donnait raison et ordonnait l'ouverture d'une nouvelle instruction pour déterminer les commanditaires des meurtres.

- Depuis huit mois, le dossier est bloqué à la Cour de cassation.

- Entre-temps, ces accusés qui s'étaient adressé à la cour, Jeudy Jean Daniel, Dimsey Milien et Markenton Philippe, se sont évadés de prison et circulent librement.

- Le 14 mars 2004, la police exécutait enfin deux des mandats émis par les juges d'instruction qui se sont succédé à ce dossier en arrêtant un ancien maire adjoint de Port-au-Prince, Harold Sévère, inculpé le 28 janvier 2003, et Roustide Pétion, alias Douze, pour leur implication présumée dans les assassinats du 3 avril. Voilà où nous en sommes.

À un moment où la violence menace encore ces libertés que nous avons gagnées de haute lutte, mettre fin à l'impunité, dans ce cas emblématique, permettra enfin peut-être à une justice vassalisée et dysfonctionnelle de se racheter aux yeux du peuple haïtien. La fin de l'impunité n'est-elle pas la clef de notre sécurité collective?

Aujourd'hui, le cas a largement dépassé nos frontières. La sortie de L'Agronome, le film de Jonathan Demme sur le combat de Jean L. Dominique pour la liberté, propulse notre pays dans un tribunal d'un autre ordre, celui de l'opinion publique internationale, avec des questions douloureuses restées sans réponse. Qui a commandité le meurtre de Jean L. Dominique? Qui a payé pour tuer? Qui a systématiquement protégé ses assassins? Sera-t-il dit que celui qui est devenu le plus célèbre des journalistes haïtiens ne trouvera pas justice chez lui?

Nous estimons, et avec nous les milliers de gens qui se sont élevés depuis quatre ans contre ce crime impuni, que cette justice et cette vérité là seront l'un des rares révélateurs fiables de la volonté démocratique de votre gouvernement.

L'enjeu politique est lourd.

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