Pour des débats respectant l’opinion contraire

«Comme jadis les paroissiens acquiesçaient aux paroles prononcées en prêche par un unanime
Photo: Getty Images «Comme jadis les paroissiens acquiesçaient aux paroles prononcées en prêche par un unanime "amen", nous cliquons "j’aime" à l’unisson», selon les auteurs.

Le débat ne se porte pas bien ; c’est un constat que l’on fait communément aujourd’hui.

La faute en incombe, au choix : aux réseaux sociaux et à Internet, qui enferment chacun dans des communautés affinitaires, fractionnant l’opinion publique en autant de tribus adossées à des convictions d’autant plus inébranlables qu’elles n’ont guère l’occasion d’être remises en question ; ou alors à un retour en force, en ce début de XXIe siècle, des idéologies qui n’avaient bien sûr jamais totalement quitté la scène, mais dont on avait pu croire, à la suite de la chute du communisme, qu’elles relâcheraient quelque peu l’emprise manichéenne qu’elles exerçaient sur les esprits ; peut-être aussi, tout simplement, à cette conviction d’avoir raison qui s’enracine au plus profond de la psyché individuelle et qui transforme au final la plupart de nos discussions, même argumentées, en dialogue de sourds.

Le débat, pilier de la démocratie

 

Nous préférons ainsi trop souvent, à la confrontation rigoureuse des idées, l’anathème, la petite phrase assassine qui envoie l’adversaire dans les cordes, l’amalgame pervers qui disqualifie automatiquement son opinion et le contraint à adopter une position défensive, quand ce n’est pas le silence, qui s’attache à ignorer superbement le point de vue opposé, à faire un peu hypocritement comme s’il n’existait pas. Quelle que soit l’attitude privilégiée, le discours adverse n’est que rarement sérieusement discuté, pris en compte pour lui-même, n’offrant, au mieux, à travers une caricature, que matière à dérision ou à dénonciation virulente.

Et c’est dommage, car il convient de rappeler cette évidence que le débat est fondamental en démocratie, régime dans lequel l’opinion publique doit être dûment informée et instruite afin de pouvoir faire des choix éclairés, tout comme il l’est d’ailleurs dans le domaine de la réflexion et des idées, puisqu’on ne peut éprouver la pertinence et la cohérence des hypothèses que l’on formule, comme la solidité de ses arguments, qu’en les exposant au jugement d’autrui, donc en acceptant de débattre avec lui.

Utile, le débat est donc éprouvant et difficile. Il le fut en tout temps. Mais, si la confrontation des idées est toujours délicate à mener, on peut se demander s’il n’y a pas — ainsi qu’on le suggérait en commençant — une difficulté particulière à débattre qui serait propre à la période contemporaine. En dépit de leur tolérance hautement revendiquée à l’égard de la diversité des moeurs et des croyances, il y a en effet une propension des sociétés libérales à ne pouvoir se penser elles-mêmes que dans la perspective, évidemment utopique, d’un unanimisme du Bien.

Notre monde désenchanté ayant paradoxalement sacralisé l’opinion de chacun, nous nous rebellons trop souvent à l’idée d’accorder crédit à une opinion contraire. Sans doute est-ce la raison pour laquelle nous n’osons nous aventurer au-delà des espaces familiers où l’on sait d’instinct que nous serons confortés dans notre opinion. Nous achetons telle revue pour nous faire dire ce que l’on pense déjà ou alors lisons tel chroniqueur pour nous indigner de ce qui nous indigne déjà. Comme jadis les paroissiens acquiesçaient aux paroles prononcées en prêche par un unanime « amen », nous cliquons « j’aime » à l’unisson, avant même d’avoir lu ou visionné, sachant par avance que nous serons en accord avec le contenu partagé. Et si, par malheur, un propos ose s’écarter des consensus établis, il sera volontiers tenu pour hérétique. Le Québec — qui se rêve volontiers exemplaire — participe à l’évidence de cette tendance qui n’est guère propice au débat.

Aspirer à mieux

Pourtant, comme toute société, la société québécoise est traversée par une diversité de visions du monde, de conceptions du bien, de philosophies politiques, de pensées, qui méritent mieux que ces confrontations où les porte-parole autorisés de camps opposés s’excommunient mutuellement au nom d’un Bien absolutisé, ou encore s’affrontent, mais à fleurets mouchetés, chacun prenant garde de demeurer dans les bornes étroites d’une bien-pensance généralisée. Cela n’aboutit qu’à des discours outrageusement unilatéraux et partisans qui ne sont destinés qu’à contribuer à la mobilisation de la piétaille militante de l’un et l’autre « camp », ou alors à des pseudo-débats édulcorés, insipides, où personne ne met véritablement cartes sur table, préférant essayer de pousser son interlocuteur à la faute. Ce qui tient trop souvent lieu de débat n’est en somme qu’une sinistre mise en scène, où chacun est appelé, par une sorte de principe implicite, à camper dans ses positions. Cette propension qui est la nôtre à toujours chercher à déterminer qui a « gagné » un débat, en particulier lors de joutes politiques, masque le fait que nous sommes tous perdants quand nous renonçons à chercher, ensemble, la vérité en refusant par avance à la trouver potentiellement exprimée par la voix de son « adversaire ».

Débattre fermement, honnêtement, confronter sans concession ses idées à celles de gens avec qui on est en désaccord est pourtant quelque chose d’essentiel, non seulement parce que ce débat incessant permet auxdites idées de se préciser, d’évoluer, voire de changer, mais aussi parce que cartographier les désaccords et les raisons des désaccords qui la traversent est tout aussi nécessaire à une société qui se veut libre et en santé que de définir ses véritables consensus et ses valeurs communes.

Des Idées en revues

Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons une version abrégée d’un texte paru dans la revue Argument, automne-hiver 2017-2018, volume 20, no 1.

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