Impossibilité du passé, impossibilité de l’avenir

Construire sur des fondations solides, faire confiance au temps, ne rien brusquer, aménager des ponts entre le passé et l’avenir, voilà ce que souhaitait François-René de Chateaubriand pour son pays, la France.
Photo: Wikipédia Domaine public Construire sur des fondations solides, faire confiance au temps, ne rien brusquer, aménager des ponts entre le passé et l’avenir, voilà ce que souhaitait François-René de Chateaubriand pour son pays, la France.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Des écoles et des noms de rue rebaptisés, des militants qui font table rase du passé, des politiciens qui se soumettent aux diktats de la rectitude politique : pas une semaine sans que le passé vienne hanter le présent, sans que surgisse une controverse. Quels liens entretenir avec le passé ? Faut-il se contenter de l’étudier comme s’il s’agissait d’une matière morte ? Se soumettre à ses « leçons », lui tourner le dos, y chercher des repères ? Est-ce nécessaire de situer notre présent dans une continuité historique plus longue ? Avons-nous le droit de juger nos devanciers à partir des valeurs du moment ?

François-René de Chateaubriand, penseur politique à ses heures, immense écrivain, a été hanté par ces questions tout au long de sa vie. Tout le rapport au passé de ce styliste de génie tient dans cette phrase qui conclut ses Mémoires d’outre-tombe : « Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. »

Penseur libre

 

Né en 1768, ce fils cadet d’une famille de la noblesse bretonne meurt en juillet 1848, quelques mois après l’instauration de la Seconde République. Tour à tour pamphlétaire, ambassadeur, ministre des Affaires étrangères, ce grand voyageur sera le témoin capital d’une époque extrêmement mouvementée, marquée par la fin de la monarchie « absolue », le règne de Napoléon, la Restauration, la révolution de juillet 1830.

« Politiquement engagé et intellectuellement libre », Chateaubriand rompt plusieurs fois avec les régimes qui cherchent à l’embrigader : après avoir dédié son Génie du christianisme à Napoléon, il tourne le dos au tyran dans les jours qui suivent l’assassinat du jeune duc d’Enghien (1804), espoir des monarchistes ; après avoir célébré le retour des Bourbons sur le trône (1814), il dénonce leur politique de censure et rejoint l’opposition libérale ; célébré par la jeunesse de 1830, courtisé par Louis-Philippe d’Orléans, nouveau « roi des Français », il refuse de prêter serment au régime et démissionne avec fracas du Sénat, un geste plein de panache qui le condamne presque à l’indigence…

Photo: Pedro Ruiz Le Devoir L'historien, professeur et auteur Éric Bédard

Mais si Chateaubriand rompt souvent avec le pouvoir, il rejette les ruptures politiques brutales. Toute sa vie, il a souhaité rapprocher les deux rives d’une France écartelée entre son histoire longue et des aspirations nouvelles, plus en phase avec l’époque.

Comme tous ses contemporains, le jeune Chateaubriand constate les failles d’un ancien régime exsangue. Toutefois, les passions destructrices qui agitent la France pendant les premières années de la Révolution le scandalisent. Il est présent à Paris le 14 juillet 1789 et voit de ses yeux les têtes coupées, plantées au bout des piques, portées par une foule déchaînée. Quelques années plus tard, son frère aîné est guillotiné.

Ne pas faire le jeu des tyrans

 

Son indignation est morale. L’ingratitude des révolutionnaires le choque : « Ce sont vos pères que vous avez vaincus, leur lance-t-il plus tard, dans ses Mémoires ; ne les reniez pas, vous êtes sortis de leur sang. S’ils n’eussent été généreusement fidèles aux antiques moeurs, vous n’auriez pas puisé dans cette fidélité native l’énergie qui a fait votre gloire dans les moeurs nouvelles. »

Il comprend l’ivresse des révolutionnaires mais croit que ce désordre fait presque toujours le lit des tyrans. « Dans une société qui se dissout et se recompose, écrit-il dans ses Mémoires, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l’avenir, le mélange des moeurs anciennes et des moeurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d’ennui. Les passions et les caractères en liberté, se montrent avec une énergie qu’ils n’ont point dans la vie bien réglée. »

« L’infraction des lois, l’affranchissement des devoirs, des usages et des bienséances, les périls même ajoutent à l’intérêt de ce désordre. Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l’état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social, que lorsqu’il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence. »

Sa critique de la Révolution est donc surtout politique. S’il admet que la vieille France devait être rénovée, Chateaubriand croit qu’un régime fondé sur la négation du passé est condamné à l’échec. « Pourquoi la République française n’a-t-elle pu vivre que quelques moments ? se demande-t-il dans ses Réflexions politiques de 1814. C’est […] qu’elle avait voulu séparer le présent du passé, bâtir un édifice sans base […] Ce monument flottant en l’air, qui n’avait d’appui ni dans le ciel ni sur la terre s’est évanoui au souffle de la première tempête. »

Sa conception du temps et de l’histoire va évoluer. Jeune, il croit que l’histoire n’est que répétition du même, une suite de grandeurs et de déclins. Peu à peu, il en vient à croire que l’histoire suit un cours particulier, que les temps changent, que les sociétés sont appelées à se transformer. Dans ses écrits de 1814, il critique ces « survivanciers » qui veulent recréer la France de l’Ancien Régime : « En vain voudriez-vous revenir aux anciens : les nations, comme les fleuves, ne remontent point vers leurs sources. […] Le temps change tout, et l’on ne peut pas plus se soustraire à ses lois qu’à ses ravages. » À ses alliés légitimistes qui restreignaient la liberté de la presse, Chateaubriand rétorquait qu’il fallait « se résoudre à vivre avec elle [la presse libre], comme vous vivez avec la machine à vapeur ».

Dans une société qui se dissout et se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l'avenir, le mélange des moeurs anciennes et des moeurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d'ennui. Les passions et les caractères en liberté se montrent avec une énergie qu'ils n'ont point dans la vie bien réglée.

Foi dans la liberté

Chateaubriand se distingue donc des réactionnaires par sa foi dans la liberté et sa défense des institutions représentatives. La Révolution avait bel et bien eu lieu, il fallait en prendre acte en même temps que recoudre ce qu’elle avait déchiré. À ses yeux, la seule façon d’y arriver, c’était de fonder une monarchie constitutionnelle. Le retour des Bourbons allait assurer l’ordre et la stabilité, en plus d’offrir une légitimité nouvelle aux idéaux de liberté en train d’émerger. Un monarque régnerait sans gouverner et l’opinion publique désignerait ses représentants.

La liberté, cette valeur qui « enflamme le génie, élève le coeur, nécessaire à l’ami des muses comme l’air qu’il respire », les révolutionnaires avaient eu tort de l’imposer par la force et la violence. C’est qu’elle n’avait pas été découverte par les Lumières du XVIIIe siècle mais par le Nouveau Testament. « L’histoire de la société moderne commence au pied et de ce côté-ci de la croix », écrit-il dans ses Mémoires. Inutile de tout saccager, de tout recommencer, il suffisait de puiser dans une tradition de pensée qui avait rendu à l’homme sa dignité. Cette perspective sera également celle des réformistes canadiens-français du XIXe siècle.

Construire sur des fondations solides, faire confiance au temps, ne rien brusquer, aménager des ponts entre le passé et l’avenir, voilà ce que souhaitait Chateaubriand pour son pays. Les convulsions révolutionnaires menaient à l’anarchie, et l’anarchie à la tyrannie. Cette ambition débouchait cependant sur un paradoxe : « homme d’avenir, note son biographe Jean-Paul Clément, Chateaubriand veut sincèrement fonder la liberté ; homme de traditions, il veut la confier à des hommes du passé ». Ces hommes du passé, minés par l’esprit de revanche, ne cesseront de le décevoir…

Au soir de sa vie, Chateaubriand oscille entre l’espoir et la mélancolie. « Le monde actuel, le monde sans autorité consacrée, semble placé entre deux impossibilités : l’impossibilité du passé, l’impossibilité de l’avenir. » Ce monde clos sur lui-même, satisfait, sans panache ni grandeur, prisonnier d’un présent éphémère, le rend mélancolique.

Elle traverse, cette mélancolie, les Mémoires d’outre-tombe, véritable chef-d’oeuvre de la littérature française, que j’ai mis trop de temps à découvrir. « Chaque homme porte en lui un monde composé de tout ce qu’il a vu et aimé, et où il veut rentrer sans cesse, alors même qu’il parcourt et semble habiter un monde étranger », écrit-il un jour à son ami Joseph Joubert. À défaut d’avoir imprimé sa marque aux institutions de son pays, il fera de sa vie la matière d’une oeuvre irremplaçable.

 

Pour proposer un texte ou pour faire des commentaires et des suggestions, écrivez à Dave Noël : dnoel@ledevoir.com.



À voir en vidéo