Archives — Le projet de loi 101

En 1977, Claude Ryan, alors directeur du Devoir, a signé plusieurs éditoriaux sur la langue et la loi 101. En voici une sélection.
La manière abrupte et précipitée dont le gouvernement a coupé court vendredi dernier aux travaux de la Commission parlementaire chargée d’examiner le projet de loi no 1 a pleinement mérité à MM. Burns, Laurin et autres les ennuis de procédure dont ils semblent devoir être accablés au cours des prochains jours.
Après plusieurs semaines de rencontres avec des groupes divers, il était fort concevable que la Commission éprouvât une certaine latitude et se sentît tentée d’écourter ses audiences. La courtoisie parlementaire exigeait toutefois que toute conclusion à cette fin soit recherchée dans un esprit de coopération non seulement entre parlementaires de différentes tendances, mais aussi entre la Commission et les groupes qui avaient manifesté le désir de se présenter devant elle.
Au lieu de s’astreindre à une telle démarche, le gouvernement, fort de sa majorité, avait confié à l’un de ses membres, M. Claude Charron, la mission disgracieuse que l’on sait. Ce genre de comportement gouvernemental est de ceux qui contribuent à dégrader l’atmosphère du Parlement. Le gouvernement a récolté en somme l’orage qu’il a dû essuyer à l’Assemblée nationale mardi. Il sera le principal responsable des autres retards qui menacent de s’accumuler au cours des prochains jours.
Cela étant dit, nous sommes depuis mardi en présence d’une nouvelle version du projet de loi no 1. Or, si le nouveau texte témoigne d’un entêtement regrettable du gouvernement sur certaines questions majeures, il traduit aussi, à d’autres points de vue, un souci d’amélioration qui permet d’espérer qu’en y mettant encore un peu d’ouverture et de temps, on pourrait peut-être aboutir en définitive à un texte acceptable.
Parmi les passages qui suscitent toujours des objections majeures dans le nouveau texte, le plus important est sans doute le chapitre consacré à la langue de l’enseignement. Sauf un élargissement de portée plutôt limitée en ce qui touche l’accès à l’école anglaise pour les enfants de parents anglophones québécois, le projet no 101 reprend essentiellement la position déjà définie dans le projet no 1.
Or, c’est là une position radicale que ne justifient ni l’équité bien comprise à l’endroit du groupe anglophone, ni le mandat qu’a sollicité et reçu le Parti québécois, ni les statistiques que M. Camille Laurin a prétendu la semaine dernière invoquer à l’appui de sa thèse.
En prétendant réserver l’accès à l’école anglaise aux seuls enfants de parents anglophones résidant au Québec avant l’adoption de la future loi, le gouvernement opte pour une conception des droits minoritaires qu’il ne faut pas hésiter à qualifier de mesquine, de statique et de répressive. Cette conception est foncièrement opposée à la tradition de libéralisme bien compris qui a toujours été caractéristique du Québec en matière de respect des droits minoritaires.
De même, en ce qui touche la langue employée par les ministères et services gouvernementaux ainsi que par les corps municipaux et scolaires, on discerne en lisant le texte du projet de loi un trait tellement fréquent qu’il ne peut pas ne pas avoir été voulu par les auteurs du texte.
Celui-ci énumère avec abondance les obligations de l’État et de ses créatures juridiques envers la langue officielle. Mais nulle part, à notre connaissance, il n’est question de la moindre obligation du gouvernement envers la langue parlée par un groupe minoritaire qui regroupe près de 20 % de la population du Québec.
En d’assez nombreuses circonstances, il ne sera heureusement pas interdit d’utiliser l’anglais ou, pour employer la langue mesquine des auteurs du texte ministériel, une langue autre que le français. On cherche toutefois en vain les textes qui créeraient la moindre obligation à ce sujet pour l’administration. On lit ici et là que l’administration pourra utiliser une autre langue, au gré ou au caprice du pouvoir exécutif ; on ne lit nulle part qu’elle devra le faire, et ce, dans un texte dont le préambule se vante pompeusement de vouloir agir « dans un climat d’ouverture et de justice à l’égard des minorités ethniques ».
Une autre faiblesse majeure doit être déplorée au sujet du chapitre relatif à la langue de la justice et des tribunaux. Plusieurs organismes, le Barreau en tête, avaient signalé au gouvernement le caractère vain et artificiel des complications que le projet no 1 menaçait d’introduire à cet égard dans des institutions et des mécanismes où l’on a trouvé depuis longtemps un équilibre fort satisfaisant et où aucune intervention législative spéciale n’est présentement requise.
Passant outre à ces remarques qu’on lui a faites, le gouvernement maintient dans le projet 101 sa position initiale. Celle-ci est aussi peu recommandable aujourd’hui qu’il y a deux mois.
Dans l’ensemble du texte, en particulier au préambule, le gouvernement a heureusement tenté de dissiper des ambiguïtés qui s’étaient glissées dans le projet no 1 au sujet du contenu du mot Québécois.
Le nouveau texte est à cet égard plus satisfaisant. Au chapitre des droits minoritaires, il y gagnera toutefois à être poli encore davantage. En disant aux groupes ethniques qu’on reconnaît leur apport précieux au développement du Québec, on baigne toujours hélas dans un paternalisme malsain. Il serait tellement plus simple de leur dire qu’ils sont comme tout le monde, et sans restriction aucune, des Québécois à part entière !
Le projet no 101 comporte encore des faiblesses majeures. Il comporte aussi toutefois des améliorations importantes. Voici les principales.
1) On a fait disparaître du nouveau texte le conflit étrange et inquiétant que faisait naître le projet de loi entre la Charte du français et la Charte des droits de la personne. L’article 172, d’où découlait ce conflit, a tout simplement sauté. C’est là une nette amélioration.
2) En ce qui touche la langue du travail et la langue du commerce et des affaires, le nouveau texte fourmille encore de contraintes qui menacent de ralentir et de diminuer le rendement de maintes entreprises, ou en tout cas d’y susciter des batailles artificielles. Ces contraintes sont moins lourdes que dans le texte précédent.
Ainsi, en ce qui touche les nominations et promotions, le projet no 101 ouvre encore la porte toute grande à des contestations qui seront souvent inspirées par d’autres facteurs. Mais au moins, il restitue à l’entreprise le pouvoir d’initiative et de décision qui semblait, sous le projet no 1, devoir être aliéné au profit d’une bureaucratie dominée par un homme.
De même, en lisant attentivement le texte du projet no 101, on découvre que, dans leurs rapports avec le public, les entreprises resteront libres la plupart du temps d’utiliser la langue du client, même si, par fausse pudeur, le gouvernement n’ose pas le dire en toutes lettres. Toute cette partie du projet de loi devra faire l’objet d’un examen attentif ces jours prochains. À la première lecture, on y découvre néanmoins une nette amélioration, à laquelle il y a malheureusement une exception majeure et déplorable, soit les dispositions relatives à l’affichage public. Celles-ci demeurent mesquinement restrictives ; dans la forme que leur donne le projet 101, elles continuent d’être un affront direct et intolérable à la liberté du commerce, à la liberté du consommateur et à la liberté d’expression tout court.
3) Autre amélioration significative : les dispositions relatives à la structure de l’Office de la langue française et au rôle de ce dernier. Sous le projet no 1, l’Office était l’affaire d’un seul homme, le président-directeur général, lequel devait la plupart du temps agir sous la surveillance très proche ou avec la bénédiction expresse du ministre. Dans la nouvelle version, on confère heureusement un caractère collégial à l’Office, en prévoyant qu’il aura cinq membres (dont on souhaite qu’ils ne seront pas les créatures politiques déguisées que l’on redoutait). On confère aussi à l’Office un pouvoir d’initiative et de décision plus grand. Il resterait à préciser avec plus de clarté que l’Office sera à l’abri des ingérences ministérielles.
4) Le projet de loi no 1 escamotait dangereusement la question des recours légaux et administratifs des citoyens et des entreprises devant les pouvoirs exorbitants que le gouvernement entendait confier à un ministre et à des fonctionnaires dépendants de lui. Ici encore, on constate une heureuse évolution dans la pensée du gouvernement. Le système de recours prévu dans le projet 101 est complexe et diversifié : il faudra en conséquence le scruter de près. Mais au moins, l’idée de recours est présente à plusieurs endroits dans la nouvelle version.
5) En matière de sanctions, le projet no 101 apporte également des améliorations notables. Le projet no 1 suspendait une véritable épée de Damoclès au-dessus de la tête des entreprises : celles-ci se voyaient menacées de perdre à tout moment non seulement des contrats précieux avec des corps publics, mais même le droit à l’existence. Le nouveau texte est à cet égard moins brutal. Il maintient la notion de délit, sans quoi la loi ne serait qu’une série de voeux pieux. Il prévoit cependant des sanctions mieux proportionnées à la nature des délits qui pourront être commis.
On aurait enfin souhaité qu’attentif à l’avis que lui adressaient il y a quelque temps des juristes de l’Université de Montréal, le gouvernement précise le caractère déclaratoire des articles 2 à 6 du nouveau texte et indique sans ambiguïté que ces articles ne pourront donner lieu à des infractions passibles de peines. Ou ces articles ont surtout valeur déclaratoire, et alors mieux vaut l’indiquer clairement, afin d’éviter de faire naître chez plusieurs des attentes excessives. Ou ils veulent dire davantage, et alors leur interprétation pourrait éventuellement conduire à des excès imprévisibles.
Nonobstant les multiples réserves qu’il suscite encore, le texte du projet no 101 constitue une base de discussion beaucoup plus intéressante que l’ancien texte. Si le gouvernement voulait seulement faire encore un bout de chemin sérieux autour des questions sur lesquelles il n’a pas bougé depuis trois mois, on pourrait entrevoir un climat plus propice à une étude sereine et approfondie d’où pourrait sortir le texte équilibré et durable que souhaitent tous les esprits sincères.