L'âge du numérique- L'art informatique n'a pas trouvé son Chaplin
Ville et nouveautés vont souvent de pair. Pour le meilleur et pour le pire. Dans Les lumières de la ville (1931), Chaplin faisait la sourde oreille à la novation du parlant (invention des laboratoires Bell en 1926) en nous donnant un grand film muet, peut-être le plus beau de toute son oeuvre. Riches et pauvres, en argent ou en émotions, sont les caractéristiques des acteurs de cette comédie dramatique à laquelle le metteur en scène identifiait sa vie. Chaplin a été le plus riche des artistes de son temps, en venant des milieux défavorisés, mais aussi l'un des plus virulents contempteurs du système capitaliste. Il avait vécu la ville comme le lieu autorisé de la dissidence. Au moment où les guerres et les dictatures faisaient résonner les médias, il adoptait le point de vue du pauvre type (tramp) ballotté par les événements et rebelle à toutes les orthodoxies.
Pour Chaplin, les innovations portaient en elles des conséquences catastrophiques sur les foules urbaines. Les temps modernes rimaient alors avec dictatures internes. Mise en ordre des foules et surveillance des individus, tels serait aussi les éléments d'une lecture pessimiste des innovations en matière d'informatique. Faire de l'art avec de la quincaillerie technique est la réponse humaniste souhaitable. Mais l'art informatique n'a pas trouvé son Chaplin. La mobilisation des artistes dans le champ des technologies de l'information devient alors un problème de mise en scène sociale. Le plus important dans cette époque devenue épique depuis le 11 septembre 2001.Mettre en scène
La mise en scène est une forme de mise en ordre. Elle se distingue par une ambiguïté théâtrale interrogative. Or, comme la machine à vapeur, l'ordinateur a été inventé pour mettre de l'ordre dans les flux d'énergie débarrassés de leur ambivalence. Carnot a élaboré une théorie de l'énergie en partant de la vapeur (entropie-néguentropie). Shannon l'a reprise pour construire sa théorie de l'information au sein des Laboratoires Bell. L'ordinateur est le produit suprême de cette réflexion qui s'est appuyée sur une branche des mathématiques, celle des algorithmes. Comme les sociétés urbaines sont toujours plus complexes, le calcul de mise en ordre a dépassé rapidement les aptitudes des êtres humains normaux. La machine à calculer (inventée par le philosophe Blaise Pascal dans sa jeunesse) s'est imposée comme le moyen de gestion idéal pour le commerce et l'impôt. Les machines à calculer ont ainsi occupé dans les villes, et pour des fonctions financières, une place autrefois réservée à un prêtre (l'ordinateur) dans les campagnes. Dans la langue française, le "calculateur automatique" (traduction de computer) est devenu un "ordinateur" au cours des années 60 après que le mot eut été proposé en 1956 à IBM par Jacques Perret, professeur de lettres latines. Un jour, tout a basculé à San Francisco avec Apple. La lutte contre Big Brother-IBM changeait de scène, d'acteurs et de trame dramatique.
La popularisation de l'ordinateur
Après avoir été monopolisé par les militaires et IBM pendant 30 ans, l'ordinateur s'est propagé aux classes moyennes à partir de la Californie. Se donner les moyens électroniques de croquer dans la nouvelle pomme de connaissances devenait un objectif légitime pour la dissidence culturelle. " Small is beautiful" résume cet esprit frondeur dont Apple a fait un objet de consommation courante avec le micro-ordinateur. En 1975-1977, les États-Unis, dotés d'équipements électroniques extraordinaires avaient accepté leur première défaite militaire face à un peuple vietnamien astucieux. Le micro-ordinateur devenait l'enjeu principal des nouvelles orientations culturelles opposées au complexe militaro-industriel justement dénoncé dans les années 50 par l'ancien président Eisenhower. En 1989-1991, Internet matérialisait la mondialisation du micro-ordinateur comme moyen de communication de tous vers tous.
Ceux qui ont mis au point les ordinateurs n'étaient pas des artistes. Les deux plus importants dans la chaîne innovatrice, Alan Türing et John Von Neumann, ont construit leur carrière dans l'ombre des militaires pour la cryptographie britannique et le projet atomique Manhattan. L'intervention des artistes en informatique a commencé au cours des années 50 avec la manipulation poétique des textes (OULIPO de Queneau), des sons (Xenakis et IRCAM de Boulez) et des images avec des ordinateurs encore analogiques (Laposky). Avec la miniaturisation, les ordinateurs, qui étaient de gigantesques "sculptures" électro-mécaniques, sont devenus des systèmes proches des structures génétiques du vivant et qui vont plus loin encore dans le raffinement.
Dis moi quel ordinateur tu portes
Et je te dirai qui tu es. Entre les machines portatives largement répandues et les prototypes quantiques encore problématiques, viennent d'apparaître les vêtements intelligents ou ordinateurs vestimentaires. Ces ordinateurs vestimentaires vont avoir une profonde influence sur les moyens de se définir une identité sociale. Les États-Unis et le Japon en proposent les premières versions commerciales. Steve Mann à Toronto en est l'artisan le plus célèbre. À Montréal, on tente de trouver une fin artistique à cette machine qui pourrait sans cela ressembler à la tunique de Nessus. Les villes du 21e siècle sont baignées dans une ambiance de médias électroniques où la citoyenneté dissidente s'estompe. La miniaturisation des moyens de communication engendre un vêtement numérique nomade à vocation artistique. Le monde du spectacle, de Guignol à Charlie Chaplin en passant par Molière, a produit les anticorps nécessaires pour évacuer les germes de l'autoritarisme dans l'univers urbain. Montréal, en retrouvant les sources du dialogue entre le clown blanc et le clown triste, peut mettre en scène une utopie citadine que le monde entier aimerait partager. L'ordinateur vestimentaire de ce siècle, créé dans un enfermement militaire, peut être ouvert, avec l'art et la manière, sur un champ expérimental novateur pour les arts de la scène et, à travers eux, pour les multitudes de la foule urbaine.
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Charles Halary est professeur de sociologie à l'Université du Québec à Montréal. Depuis la parution de son ouvrage Les Exilés du Savoir - Migrations scientifiques internationales (Harmattan, Paris, 1994), il se consacre aux rapprochements entre art et technologie. Inspiré par Georg Simmet, il considère le vêtement comme la source de rapports sociaux urbains et le principal support des prochaines innovations culturelles.