Le Cuba de l’après-Fidel

Le rapprochement inattendu de Barack Obama avec Raúl Castro et l’ouverture timide vers un certain néolibéralisme amorcent une tendance lourde qu’il sera très difficile d’arrêter. L’infiltration du capitalisme sous régime totalitaire à la chinoise pourrait offrir un modèle inspirant.
Photo: Nicholas Kamm Agence France-Presse Le rapprochement inattendu de Barack Obama avec Raúl Castro et l’ouverture timide vers un certain néolibéralisme amorcent une tendance lourde qu’il sera très difficile d’arrêter. L’infiltration du capitalisme sous régime totalitaire à la chinoise pourrait offrir un modèle inspirant.

Mon premier séjour à Cuba m’a marqué à tout jamais. Depuis le restaurant de l’hôtel Deauville sur le front de mer de La Havane, j’ai découvert, en 1970, la misère du tiers-monde. Les Havanais nous regardaient manger derrière d’immenses baies vitrées, et l’on devait fermer les tentures pour ne pas leur montrer les privilèges encore très limités, accordés aux quelques étrangers et touristes qui commençaient à visiter Cuba.

Je découvrais ce qu’était un régime militaire avec des soldats armés de mitraillettes à tous les coins de rue. J’ai été arrêté et fouillé. J’ai été soumis dans une chambre d’hôtel à un interrogatoire serré suivi de consignes rigoureuses, comme si j’étais un dangereux espion.

Qu’est-ce que tu viens faire à La Havane ? Pour qui ? Combien de temps vas-tu rester ? Comment se fait-il qu’un type comme toi parle couramment l’espagnol ?

Interdiction de photographier la place de la Révolution et la « raspadura ». Interdiction de voyager librement dans l’île. On me faisait savoir que j’étais placé sous surveillance. Ce fut un choc terrible pour moi. Je venais de terminer mon diplôme en lettres espagnoles à la Sorbonne, à Paris. Je voulais tout découvrir, vivre et comprendre ce qui se passait à Cuba, avec un préjugé favorable pour cette jeune révolution et l’arrivée des guérilleros barbus au pouvoir, accueillis à La Havane au son de la Marseillaise dix ans auparavant.

Cinquante ans plus tard

 

L’an dernier, j’ai revisité le Deauville maintenant rénové et fraîchement repeint. Sa table est ouverte à tous, son menu abondant et varié. Les temps ont bien changé. J’ai été reçu à bras ouverts à la Casa de las Américas, qui diffuse la culture cubaine et hispano-américaine. J’ai longuement arpenté les allées du Cementerio Cristobal Colon où se côtoient les artistes, les écrivains, les membres des grandes familles et les héros de la Révolution, un immense livre où l’histoire repose en paix.

Témoin privilégié de la révolution cubaine depuis les années soixante-dix, j’ai pu observer, tout au long de ce demi-siècle tumultueux, l’évolution du régime castriste, ses succès comme ses échecs, d’abord avec une admiration juvénile, peu à peu tempérée par le sens critique obligé, d’un politologue devenu septuagénaire.

Comment ne pas être secoué par la mort du Comandante, que certains appelaient le « serpent », « el bicho », ce géant capable de séduire même ses ennemis, lui qui a tant fait pour la libération, la fierté et la dignité de son peuple, au prix de bien des sacrifices, de privations durement imposées, de souffrances encore impossibles à pardonner ?

Pendant 50 ans, Fidel Castro a résisté à toutes les attaques, même les plus sournoises. Il a survécu à la haine viscérale qui s’étale encore dans les médias états-uniens. La CIA ne recule devant rien pour en venir à bout. Elle a multiplié les tentatives d’assassinat, placé des bombes dans La Coubre, navire de ravitaillement français qui livrait enfin des munitions commandées… par l’ancien dictateur Batista. Elle a provoqué des épidémies de peste porcine pour décimer l’élevage. La base militaire de Guantánamo est une indéracinable verrue états-unienne à Cuba, cédée en bail perpétuel depuis 1903, dont Fidel n’a jamais accepté les paiements. Tout cela sans parler du blocus condamné par les Nations unies, qui asphyxie l’économie cubaine.

La lumière et les ombres

 

On reconnaît que le castrisme a apporté des bienfaits réels aux Cubains en matière d’éducation, avec un taux d’alphabétisation de 99,8 %, et de santé publique : l’espérance de vie y est la plus élevée en Amérique latine. La vitalité culturelle, la pratique généralisée des sports et le développement des coopératives agricoles apportent fierté et dignité au peuple cubain. Tout le monde s’entend aussi pour qualifier ce régime de dictature militaire oppressive qui n’hésite pas à bafouer la démocratie (malgré le principe de la démocratie directe), les libertés et les droits de l’homme. Les camps de réhabilitation pour homosexuels, le poteau d’exécution pour les adversaires, les emprisonnements ou les condamnations à l’exil pour les dissidents ternissent sans équivoque l’image idyllique de la Révolution cubaine.

Poussé par l’impérialisme américain, Fidel est passé du socialisme à un communisme, opportuniste généreux et tyrannique. Rappelons ici la boutade de Nikita Khrouchtchev « Je ne sais pas si Fidel est communiste, mais je sais que je suis fidéliste ». Avec l’usure du temps, dépassé et malade, à la fois aigri et même angoissé, le vieil homme a lui-même reconnu que le « modèle cubain » ne marche plus et que la Révolution doit sans cesse s’adapter.

Le castrisme ou socialisme cubain ne disparaîtra pas du jour au lendemain. Toutes ces années de lutte et d’endoctrinement ont profondément marqué la conscience de tout un peuple qui tient à sa liberté nationale, dans la dignité et la solidarité.

Pour la suite du monde

 

Le développement de l’ALBA (Alternative bolivarienne pour les Amériques), avec l’appui du Venezuela, le renforcement du traité du Mercosur, l’ouverture à l’Église avec les visites du pape Jean-Paul II en 1998, puis du pape François en 2016, changent peu à peu la donne cubaine.

La mort de Fidel va obliger les dirigeants cubains et la population cubaine à faire un bilan, à se questionner sur l’orientation à venir. Le rapprochement inattendu de Barack Obama avec Raúl Castro, l’ouverture timide vers un certain néolibéralisme pas seulement américain amorcent une tendance lourde qu’il sera très difficile d’arrêter. L’infiltration du capitalisme sous régime totalitaire à la chinoise pourrait offrir un modèle inspirant. Le rouleau compresseur numérique qui nivelle les langues et les cultures et qui a largement fait son entrée à Cuba : les jeunes « pitonnent » sur leurs téléphones intelligents dans l’espace wifi des hôtels.

Raúl Castro, moins dogmatique, moins rigide et plus ouvert que son frère, pourra-t-il dans le temps qui lui reste et sans trahir l’élan mener à bien les réformes d’ouverture tant attendues par une population très éduquée et sans cesse plus exigeante ? Pourra-t-il, sans trahir le « fidélisme », amorcer les réformes souhaitées par le président Obama et les démocrates américains, afin de négocier la fin du blocus ? Son futur interlocuteur, l’imprévisible président désigné, Donald Trump, voudra-t-il poursuivre l’oeuvre de son prédécesseur plutôt que la détruire ? Souhaitons que cet homme d’affaires prospère, qui a bâti son immense fortune avec les hôtels, les casinos et les fruits de la spéculation financière, soit capable d’oublier les humiliations passées et qu’il relâche progressivement la strangulation de l’économie cubaine qui a tellement fait souffrir Cuba.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

À voir en vidéo