L’aide sociale et la peur de la faim

Pièce maîtresse de la session d’automne du gouvernement Couillard, le projet de loi 70 visant à réformer le programme d’aide sociale — devenu la loi 25 — a été adopté ce jeudi 10 novembre. Par les menaces qu’elle fait planer sur les personnes qui demandent une aide de dernier recours et leurs familles, la « Loi visant à permettre une meilleure adéquation entre la formation et l’emploi ainsi qu’à favoriser l’intégration en emploi » doit être dénoncée.
Rappelons d’abord que cette loi crée un programme d’employabilité pour les nouveaux demandeurs d’aide sociale qui sont sans contrainte à l’emploi. Ce programme, d’une durée minimale de 12 mois, les obligera à accepter « tout emploi convenable » et à maintenir leur lien d’emploi. Chaque personne visée qui ne respecterait pas les conditions du « plan d’intégration en emploi » verrait sa maigre prestation mensuelle de 623 $ (965 $ pour deux adultes) amputée de plusieurs centaines de dollars. Celle qui refuserait de se soumettre à un tel plan serait tout simplement coupée de l’aide sociale.
Pas une garantie
Évidemment, l’obtention d’un « emploi convenable » n’est pas la garantie d’une amélioration des conditions de vie des personnes ou des familles assistées sociales. Le salaire minimum, actuellement de 10,75 $ l’heure, est bien insuffisant pour permettre à une personne, travaillant à temps plein, d’atteindre le seuil de faible revenu pourtant déterminé par l’État québécois, et d’autant plus si elle a des enfants à charge. À la lumière de ces éléments, il nous semble bien que le gouvernement libéral ait pour principaux objectifs de couper le budget de l’aide sociale et de fournir une main-d’oeuvre à bon marché aux entreprises.
Le gouvernement est donc allé de l’avant dans son approche coercitive à l’égard des personnes assistées sociales, en les menaçant notamment de couper une aide de dernier recours déjà insuffisante pour subvenir à leurs besoins essentiels. Il va sans dire qu’une telle politique contrevient à sa responsabilité de veiller au « respect de la dignité humaine » et à l’atteinte d’un « Québec sans pauvreté », deux objectifs contenus dans la Loi québécoise visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale.
La citoyenneté sociale
Derrière cette nouvelle attaque aux droits des assistés sociaux se profile bien sûr la question sociale qui a traversé l’histoire des sociétés démocratiques depuis plus de 200 ans. Cette loi illustre la lente érosion, ressentie surtout depuis le tournant des années 1980, de ce que le sociologue britannique Thomas Humphrey Marshall (1893-1981) a appelé la « citoyenneté sociale ».
En 1949, ce dernier a prononcé une conférence devenue célèbre qui expliquait pourquoi le principe de la citoyenneté devait primer celui du marché dans une société démocratique. Pour Marshall, la citoyenneté sociale devait procurer à tous les membres d’une communauté politique démocratique les conditions minimales d’existence leur permettant de jouir de leurs libertés civiles (liberté de travailler, de penser, de circuler, etc.) et d’exercer pleinement leurs droits politiques (participation à la vie civique, vote aux élections, etc.). Cette conception de la citoyenneté sociale a été l’une des idées politiques les plus importantes du XXe siècle. Elle est toujours au coeur de la plupart des demandes citoyennes visant à réduire les inégalités sociales engendrées par le système économique.
La peur de la faim
Cette idée d’une citoyenneté sociale a représenté une rupture dans l’histoire de la question sociale en Occident. Au XIXe siècle, le développement du capitalisme et du marché du travail a été accompagné d’une politique extrêmement punitive visant à restreindre considérablement, voire même à interdire l’aide publique ou privée aux pauvres « sans contrainte à l’emploi ». Pour les capitalistes et les réformateurs convaincus de l’équilibre naturel du marché, seule la crainte de mourir de faim était un incitatif assez puissant pour convaincre les pauvres, continuellement soupçonnés de paresse, de se trouver un emploi, quel qu’il soit.
Après un siècle d’une cruelle et inefficace chasse aux « mauvais pauvres », Marshall en est arrivé à la conclusion que cette politique cynique de la faim empêchait les sociétés démocratiques de réaliser pleinement les promesses de l’égalité citoyenne. Pour lui, cette citoyenneté sociale devait garantir à chacun un minimum de bien-être économique, un droit de bénéficier pleinement des fruits hérités du travail des générations passées et donc de mener une vie à la mesure des conditions d’existence de sa société. L’aide de dernier recours à l’égard des personnes les plus pauvres ne devait donc plus relever d’une charité humiliante, mais d’un droit.
L’enjeu fondamental
On comprend alors mieux l’enjeu fondamental de cette nouvelle réforme de l’aide sociale. En rendant conditionnelle une bonne partie de l’aide de dernier recours, le gouvernement libéral vise à instaurer la peur de la faim chez les nouveaux demandeurs d’assistance et leurs familles. Dans une société démocratique, qui devrait normalement privilégier le principe de la citoyenneté à celui du marché, il faudrait plutôt défendre cette aide comme un droit social inaliénable, et même la bonifier afin de libérer enfin nos concitoyens les plus défavorisés de cette peur d’un autre âge.