Trump ou le triomphe de l’Amérique déclassée

Trump est donc élu. Il deviendra le 45e président des États-Unis le 20 janvier prochain. Il est trop tôt pour formuler une analyse en profondeur de la vague qui a porté ce démagogue mythomane, sexiste, isolationniste, complotiste et xénophobe au pouvoir, avec l’aide de la classe ouvrière du Midwest américain (mais pas seulement). Le temps est aujourd’hui à l’indignation, véhiculée à satiété sur les médias sociaux. « Que faire ? » « Sur quelle planète se réfugier ? », « Désespoir ! », « Les Américains sont bien fous, plus de doute ! », « Ils n’ont pas voulu d’une femme présidente ».
Le temps est aux experts (n’y comptez pas les historiens ou encore les sociologues et les philosophes ; ils sont trop peu sollicités à l’âge qui est le nôtre, celui des prédictions, des pronostics, des réponses faciles et des phrases assassines aux heures de grande écoute), qui nous expliquent, la mine basse, la surprise que représente pour eux l’élection de Donald Trump. L’histoire n’a jamais vu ça, nous dit-on. « Rien dans l’histoire ne nous prépare à une présidence de ce type-là », nous explique, dans Le Devoir, Charles-Philippe David, de l’Observatoire sur les États-Unis de l’omniprésente (dans le paysage médiatique) Chaire Raoul-Dandurand.
Et si ce n’était pas le cas ? Et si l’histoire avait pu nous préparer à cette victoire triomphante de l’Amérique déclassée, désindustrialisée, abandonnée par le rêve américain et finalement très peu écoutée par la campagne très modérée d’Hillary Clinton, qui n’a pas su trouver le ton du changement de la coalition de Barack Obama ou celui de la révolution politique et sociale de Bernie Sanders. Une Amérique que n’intéressent guère les experts et l’élite intellectuelle, qui évite, ces dernières années, de prendre parti et qui affiche une objectivité de façade dans un monde politique où les luttes sociales et les critiques contre le néolibéralisme n’intéressent à peu près personne.
Pourquoi voter pour Trump ?
Que s’est-il passé ? On entendait mardi soir, à la télévision de Radio-Canada, que l’Amérique connaissait le plein-emploi et que la croissance était de retour chez le voisin états-unien. Sous-entendu : pourquoi donc voter pour Trump ! ?
Le plein-emploi ne doit pas cacher ce que l’histoire nous enseigne pourtant clairement (voir notamment les travaux de Romain Huret, historien français et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris). La classe moyenne, pilier de la société américaine au XXe siècle, disparaît lentement mais sûrement depuis une quarantaine d’années (voir à ce sujet le rapport du Pew Research Center, daté du 9 décembre 2015). Le rêve américain est une réalité de plus en plus chimérique pour un groupe important de citoyens et de citoyennes souvent peu éduqués, à qui l’on ne peut pas entièrement reprocher d’avoir cru au retour du mythe du self-made man lorsqu’ils ont vu Donald Trump (qui n’a rien d’un self-made man) faire son spectacle et jouer la carte du carnaval social et politique lors de ses réunions publiques.
Les écarts de richesse n’ont jamais été aussi élevés aux États-Unis, alors que la financiarisation de l’économie a surtout favorisé un petit groupe d’investisseurs et une clique, aussi bien démocrate que républicaine (sur les écarts de richesse croissants aux États-Unis, voir le rapport du 26 janvier 2015 de l’Economic Policy Institute ou les analyses de Paul Krugman, entre autres). Le salaire minimum a stagné à partir des années 1980 et le pouvoir d’achat des Américains a été considérablement amputé depuis la fin des années 1960. Le taux de mortalité des Américains moyens âgés de 45 à 54 ans a dangereusement augmenté ces dernières années (voir les analyses d’Angus Deaton et Anne Case). Les plus pauvres des Américains doivent lutter pour obtenir de l’aide sociale (dont l’accès a été réduit par les républicains ET les démocrates) et ne pas paraître, aux yeux des autres, comme de simples profiteurs. Ils ne peuvent espérer, dans la plupart des cas, avoir accès au système universitaire tant leur salaire est bas et tant les droits de scolarité sont élevés.
Sans oublier que les étudiants qui parviennent à obtenir un diplôme universitaire sont dangereusement endettés. Bien sûr, l’élection d’Hillary Clinton aurait été historique. Une première femme au pouvoir, après le premier Afro-Américain. Notre ère médiatique aurait aimé cette succession de premières. Et puis, un jour, le premier Hispano-Américain… Difficile de ne pas penser que l’élection aurait été, aussi, très historique si l’Amérique avait porté au pouvoir un président, homme ou femme, blanc ou issu des minorités, peu importe, capable de s’attaquer à la pauvreté, aux travers du capitalisme et au déclassement, qui, tous, transcendent au final les facteurs de race et de genre et qui s’inscrivent dans la longue durée de l’histoire états-unienne, une histoire trop souvent inégalitaire.