Le faux procès de l’interculturalisme

S'agit-il de méprise, de malentendus ou d’ignorance ? Je ne saurais dire. Mais la version peu reluisante que certains critiques présentent de l’interculturalisme pour le discréditer est très éloignée de la connaissance que j’en ai. Je me réfère, tout particulièrement, aux positions exprimées par Jean-François Lisée (sur son blogue et à l’émission de RDI Les coulisses du pouvoir, le dimanche 11 septembre) et au texte publié dans Le Devoir par Jacques Beauchemin le 12 septembre (« Pourquoi j’appuie Jean-François Lisée »). Concernant ma compréhension de l’interculturalisme, je m’en remets aux deux textes principaux sur le sujet, soit le rapport de la commission que j’ai coprésidée avec Charles Taylor et l’ouvrage que j’ai publié en 2012 chez Boréal (L’interculturalisme : un point de vue québécois).
Pour Jean-François Lisée, l’interculturalisme est semblable au multiculturalisme. C’est un modèle qui ne protège pas suffisamment la majorité francophone du Québec, qui tolère le rejet de nos valeurs fondamentales (comme l’égalité hommes-femmes), qui en fait trop pour les immigrants (pour Lisée, c’est l’immigrant davantage que la société d’accueil qui devrait porter le fardeau de l’intégration). C’est, enfin, un modèle qui refuserait d’affirmer clairement ce qui doit constituer le coeur (le « tronc commun ») de notre culture ou de notre identité. Pour toutes ces raisons, c’est un modèle trop « mou ».
Jacques Beauchemin, quant à lui, condamne l’interculturalisme sous prétexte que : a) il refuse de décréter la prééminence de la majorité francophone, b) il est trop laxiste sur la double question des accommodements et du port des signes religieux, c) il fait peu de cas de l’histoire nationale et de sa trame francophone, d) il encourage « l’abolition de soi ».
Incompatibilité
Or, que disent sur ces sujets les deux ouvrages mentionnés plus haut ? D’abord, l’interculturalisme est incompatible avec le multiculturalisme, que M. Taylor et moi avons rejeté comme modèle pour le Québec. Les raisons principales, c’est qu’il accorde peu d’attention à la culture majoritaire, aux nécessités de l’intégration et à la promotion d’un dénominateur culturel commun (ce que j’appelle le fondement symbolique de notre société, soit l’équivalent du « tronc commun »).
L’interculturalisme reconnaît des éléments de préséance ad hoc à la culture majoritaire (par exemple en matière d’histoire nationale et de valeurs patrimoniales), en accordant une primauté contextuelle au noyau francophone et à la tradition chrétienne. Voudrait-on aller plus loin et décréter une préséance formelle, appuyée sur une traduction juridique ? Le Québec l’a fait pour la langue et la Cour suprême a reconnu la légitimité de cette mesure. Mais pour tout le reste ? Voudrait-on créer deux classes de citoyens ? Le modèle établit clairement l’existence de valeurs fondamentales non négociables. Ce sont, en gros, celles qui sont inscrites dans notre charte.
Que veut-on dire exactement quand on affirme qu’en matière d’intégration, l’immigrant devrait en faire plus que la société d’accueil ? Celle-ci en ferait donc trop présentement en matière de services à la francisation ou en matière d’accès à l’emploi, au logement et autres services sociaux ?
Selon l’interculturalisme, la pratique des accommodements est nécessaire pour éliminer certaines formes de discrimination. Si cette pratique dérape (ce qui n’a jamais été prouvé), il faut la redresser. Mais faut-il y mettre fin ? Par quoi sera-t-elle remplacée ?
Quête d’équilibre
Sur la question des signes religieux, je rappellerai seulement que l’interculturalisme se range du côté du respect des droits fondamentaux. Je rejette donc l’idée que les croyants devraient observer un « devoir de réserve », comme si le port de signes religieux était une pratique honteuse.
L’interculturalisme reconnaît la nécessité de l’enseignement de l’histoire nationale, la mémoire étant une des composantes principales du fondement symbolique. Cette histoire doit rendre compte de l’ensemble de la société, mais il est inévitable qu’elle soit ordonnée surtout en fonction de sa trame principale, à savoir la majorité francophone.
En résumé, l’interculturalisme est dicté par une quête d’équilibre entre les droits et aspirations légitimes de la majorité et des minorités. À la lumière de ces rappels, comment peut-on dire que ce modèle est une forme d’« abolition de soi » ? Que pourrait-on y ajouter qui serait conforme à la démocratie et au respect des droits ?
MM. Lisée et Beauchemin sont des figures publiques qui contribuent à former l’opinion. Dans ce cas-ci, ils se sont plutôt employés à la déformer.