Ni paresseux ni victimes

«Animé d’une foi profonde, le “BS” Gilles Kègle tenait à ne pas être rémunéré pour son travail et à vivre similairement du “don” d’autrui», écrivent les auteurs.
Photo: Yan Doublet Le Devoir «Animé d’une foi profonde, le “BS” Gilles Kègle tenait à ne pas être rémunéré pour son travail et à vivre similairement du “don” d’autrui», écrivent les auteurs.

Difficile d’imaginer une réforme moins libérale que le projet de loi 70, pourtant proposé par un gouvernement libéral.

Après avoir proposé, à l’automne dernier, de couper de moitié l’aide sociale aux prestataires qui manqueraient à leurs obligations dans le cadre des programmes d’insertion à l’emploi, le gouvernement jongle aujourd’hui avec l’idée de retenir leurs chèques en de pareilles circonstances. L’a priori du gouvernement est assez évident : pour lui, certains prestataires manquent de motivation à se trouver du travail. L’approche punitive lui apparaît donc nécessaire, certaines personnes n’arrivant décidément pas à fournir l’effort que la société attend d’elles sans la peur de l’indigence extrême.

Depuis des mois, des voix s’élèvent de toute part pour défendre le consensus québécois, tant chez les partis d’opposition (Québec solidaire et Parti québécois) qu’au sein des milieux citoyens, communautaires et universitaires. Ces voix font en outre valoir que les personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale ne le sont pas par choix et sont les premières à vouloir s’en sortir, et que l’État a le devoir de les soutenir.

À droite comme à gauche, donc, le prestataire de l’aide sociale ne semble pas tout à fait adulte. Il est soit un paresseux qu’il nous faut fouetter, ou encore une victime qu’il nous faut aider. Ces constructions excluent la possibilité que vivre de l’aide sociale puisse refléter un choix raisonnable.

Cette possibilité existe pourtant bel et bien, et nous appelle à réfléchir davantage au rôle de l’État libéral en matière d’aide sociale.

Un exemple : Gilles Kègle

Pour nous, s’il y a un principe qui sous-tend l’État libéral, c’est bien que celui-ci n’a pas à épouser une conception particulière de la vie bonne. Un État libéral ne dicte pas à ses citoyens comment ils doivent vivre. Or, en s’acharnant sur les prestataires de l’aide sociale qui ne semblent pas pressés de se trouver un emploi, l’actuel ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale, François Blais, se comporte justement de façon paternaliste.

Soyons clairs : nous ne supposons évidemment pas que la majorité des prestataires de l’aide sociale — sans « contraintes sévères à l’emploi » — le sont par choix. Nous reconnaissons que la pauvreté et l’exclusion sont des phénomènes sociaux aux causes économiques, politiques ou sociales profondes. Toutefois, et contrairement au discours de gauche dominant, nous refusons également de voir les prestataires d’aide sociale, nécessairement et systématiquement, comme des victimes.

Pas convaincus ? Prenons un exemple célèbre, près de chez nous. Membre de l’Ordre du Canada et Chevalier de l’ordre national du Québec, Gilles Kègle est sûrement un bon citoyen. Depuis 1986, il est infirmier auxiliaire bénévole à Québec. Or, pendant une dizaine d’années, de 1986 à 1996, avant qu’il ne devienne assez connu pour avoir sa propre fondation, « l’infirmier de la rue » vivait essentiellement de l’aide sociale tout en servant les autres, 18 heures par jour, 7 jours sur 7. Animé d’une foi profonde, le « BS » Gilles Kègle tenait à ne pas être rémunéré pour son travail et à vivre similairement du « don » d’autrui. Une telle conception de la vie bonne s’inscrit certes contre les valeurs dominantes d’autosuffisance et de responsabilité individuelle, mais un État libéral doit justement éviter d’imposer les valeurs dominantes aux individus.

Si Gilles Kègle a fait le choix éthique de l’aide sociale, d’autres peuvent en faire le choix pour d’autres raisons tout aussi raisonnables. Par exemple, un filet de sécurité permet à bon nombre d’artistes et d’entrepreneurs de poursuivre leur passion en l’absence d’une reconnaissance immédiate du marché. Beaucoup, d’ailleurs, y trouvent succès et en font profiter l’ensemble de la société. À l’étranger, le cas de J.K. Rowling est particulièrement éloquent : lorsqu’elle rédigeait le premier volume de sa série Harry Potter, Mme Rowling a en effet vécu pendant plusieurs mois de l’aide sociale.

De toute évidence, on peut avoir de bonnes raisons de vivre de l’aide sociale sans activement chercher un emploi. Un État libéral doit en tenir compte.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

À voir en vidéo