Une grande dame et des chansons

À une époque où il n’était pas évident d’imposer la chanson d’ici, Lucille Dumont avait fait connaître les auteurs québécois et n’avait jamais cessé de le faire, de Léo Lesieur à Gilles Vigneault et Pierre Calvé, de Raymond Lévesque à Sylvain Lelièvre, Michel Conte et plusieurs autres. Et Jacques Blanchet bien sûr, pour qui elle avait une grande amitié et qui lui a donné sa chanson fétiche Le ciel se marie avec la mer, un classique indémodable. Pour faire connaître la chanson d’ici, elle n’a pas attendu qu’elle brille partout de tous ses feux. Elle y croyait aux premières lueurs et avec ferveur. Et, au long de sa carrière, elle n’y a jamais renoncé.
Étudiant au cégep de Maisonneuve en lettres, j’étais inscrit à un cours de chanson contemporaine que donnait Sylvain Lelièvre. C’est grâce à l’auteur de Petit matin que, sur ma ligne de chance, j’ai rencontré madame Dumont en devenant un de ses élèves à l’Atelier de la chanson.
Ensemble, on explorait le répertoire. Elle a nourri ma curiosité. Elle m’apprenait le travail exigeant de l’interprète. J’aimais l’importance qu’elle accordait aux textes, l’art délicat du phrasé qu’elle maîtrisait. Elle chantait avec application. Dans sa façon de faire et de dire, on sentait tout le respect qu’elle avait pour ce qu’étaient une chanson et ce métier.
J’étais fasciné par cette femme qui ne ressemblait à personne de mon entourage. Inspiré aussi.
Un jour, une idée de chanson s’est imposée à moi, comme ça, tout doucement : l’histoire d’une femme qui aurait sacrifié beaucoup de choses, qui aurait vécu pour les autres. Denyse Rhault, ma pianiste à l’Atelier, avait accepté de composer la musique. Quelqu’un à qui j’avais fait lire le texte pour avoir une opinion m’avait dit qu’elle n’oserait pas la chanter. Après la lui avoir fait entendre, j’ai raconté cela à madame Dumont. Elle m’a répondu : c’est ce qu’on va voir… Lucille Dumont venait de choisir ma chanson ! Un immense privilège pour le petit homme de 20 ans que j’étais.
J’étais loin de me douter qu’en devenant son élève à l’Atelier de la chanson, je faisais un premier pas dans ce qui allait devenir une de mes amitiés les plus précieuses. Une amitié sans éclipse qui m’aura tenu au chaud pendant 40 ans.
La musique, passionnément
Au milieu des années 80, Lucille m’a demandé de concevoir avec elle les spectacles de fin d’année où elle présentait ses élèves. Apprendre à monter un spectacle, choisir l’ordre de passage des chansons, soigner les présentations, travailler en groupe, faire de la scène. Surprendre, se défendre, croire, sans prétention. Apprendre à aller vers l’autre, écouter ce qu’il a à dire. N’est-ce pas ce que font un peu les chansons ?
Lucille était lucide. Comme professeure et comme amie, elle veillait à ce qu’on ne se laisse pas emballer trop vite par ce métier d’artiste qui peut être cruel. C’était un conseil de sage. L’humilité aussi, elle y tenait. C’était la chanson qui devait être devant.
Elle aimait la musique passionnément. La chanson, mais aussi le jazz, l’opéra. Elle cultivait le goût des belles choses, les choses bien faites, soignées. Elle s’exprimait avec distinction, ce qui parfois pouvait créer aux yeux de certains une certaine distance. Mais la distinction n’empêche jamais la chaleur humaine.
Jusqu’à la fin, je suis resté étonné de la façon avec laquelle elle pouvait résumer sa pensée en quelques mots. Là encore, l’élégance, la délicatesse. Elle avait beaucoup de respect pour l’amitié. L’amitié qui prend le temps. Ses amis proches, elle les a côtoyés et gardés jusqu’à la fin. Quand elle constatait qu’on ne s’était pas parlés depuis longtemps, elle me disait : « Dis donc, tu n’as pas été fréquent, ces derniers temps. » Dit comme ça, c’est doux comme tout. C’est de la tendresse. Elle ne me reprochait rien. Je lui avais manqué tout simplement.
J’ai eu la chance de rencontrer à l’Atelier de la chanson Marie Denise Pelletier, qui a aussi été son élève, et qui à son tour m’a fait une place de prince comme parolier et comme ami.
Y a pas plus beau métier que celui de chanter, écrivait Sylvain Lelièvre.
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