La banalité de l’injustice

Le déclencheur
« Il y a sûrement moyen de mettre en place la nécessaire loi 70 d’une façon respectueuse et progressive, et amener ainsi les gens concernés à cette nécessité de la vie, qui est de travailler. » — Pierre Drolet, «Nécessaire de travailler ?», Le Devoir, 16 juin 2016.
Dans un texte d’une logique un peu douteuse, Pierre Drolet, de Neuville, parle de la « nécessaire » mise en place de la loi 70, de façon « respectueuse » (!), citant à l’appui Hannah Arendt, dont il dit qu’elle nous mettait en garde, en 1958, de ne pas complètement se débarrasser de la nécessité, puis John Locke, dont il nous relate les réflexions sur les mésaventures de la classe ouvrière à l’époque tumultueuse de la révolution industrielle, en Angleterre, y voyant, semble-t-il, matière à justifier la démarche d’intégration au marché du travail des premiers demandeurs de l’aide sociale du gouvernement Couillard, par le biais de cette loi.
Or, à moins de vouloir banaliser l’injustice, nous aurions plutôt intérêt à voir en ce récit des plus troublants du philosophe anglais une sérieuse mise en garde de l’Histoire eu égard aux conséquences de placer la valeur du travail au-dessus des droits et intérêts de ceux qui sont appelés à l’exécuter, ainsi que de considérer les travailleurs comme étant au service de l’économie plutôt que l’inverse, ce qui devrait aller de soi dans une société qui se veut civilisée.
En effet, si le travail est une réalité incontournable, imposée par la nature des choses, il ne constitue pas pour autant une valeur d’ordre moral dont nous aurions à nous inspirer. À cet égard, notre conscience nous impose plutôt de proscrire le recours à des méthodes répressives, même pour atteindre des fins jugées désirables. Pour en jauger le danger, on n’a qu’à se rappeler les troublantes injustices engendrées par la chasse aux sorcières menée, au Congrès américain, par le sénateur Joseph McCarthy, dans les années 40 et 50 du siècle dernier, au nom de la lutte contre le communisme, et, plus récemment, au recours à la torture de la CIA, services secrets de cette oasis de l’exceptionnalité en ce bas monde que sont les États-Unis, pour combattre le djihadisme, et nous aurons tôt fait de prendre conscience de ce qui anime vraiment ces bienveillants protecteurs de la nécessité.
Il n’est donc aucunement défendable de recourir à des mesures astreignantes pour forcer toute partie à conclure un marché que celle-ci juge contraire à ses intérêts, même au nom de l’intégration des sans-emploi, quel que puisse être leur statut.
Liberté de conscience
D’ailleurs, le libre marché, dont certains n’hésiteraient pas à se réclamer pour justifier une telle iniquité, ne sous-entend-il pas la liberté de suivre entièrement sa propre conscience lorsqu’on a à soupeser l’opportunité de s’engager contractuellement ? D’accorder à un officier public ou à tout autre agent de l’État un pouvoir discrétionnaire prépondérant à l’égard d’une convention envisagée par deux agents économiques dans le cadre de leurs affaires privées n’équivaut-il pas à s’ingérer dans leur liberté de conscience et, ainsi, à vicier cette même convention que l’on voudrait de gré à gré ?
Comme le dit le proverbe, la route qui mène à l’Enfer est pavée de bonnes intentions. Et nous ferions fausse route en avalisant le tordage de bras de la loi 70, sous prétexte que le travail est une chose qui se doit, nul n’ayant à se faire tirer l’oreille par les enseignements de l’Histoire pour en saisir tout le sens et la pertinence.