De 1866 à nos jours: les racines francophones de Black Lives Matter

Ce n’est un secret pour personne que beaucoup de Noirs des États-Unis se méfient des forces de l’ordre, censées les protéger et les servir. Selon un sondage de l’Institut Gallup, près de la moitié des Afro-Américains estimeraient que la police traite les minorités raciales de manière « injuste » ou « très injuste » ; seulement 20 % de leurs concitoyens blancs sont d’accord avec eux. D’où un déficit d’empathie qui se manifeste ouvertement lorsque le mouvement Black Lives Matter se voit lui-même taxé de… racisme.
Savons-nous, cependant, jusqu’où remonte ce clivage ? La date d’aujourd’hui semble toute désignée pour nous rappeler à quel point sont profondes les racines historiques des incidents tragiques des derniers mois.
Il y a 150 ans, la guerre de Sécession (1861-1865) vient de se terminer ; les anciens États confédérés du Sud traversent alors la période dite de Reconstruction, ambitieux programme de réforme en vue d’une société post-esclavagiste. Le lundi 30 juillet 1866, des délégués radicaux de la convention constitutionnelle de Louisiane de 1864 se donnent rendez-vous au Mechanics’ Institute, siège du gouvernement à La Nouvelle-Orléans. Leur objectif : accorder le droit de vote aux Noirs affranchis et aux Créoles qui, avant la guerre, avaient le statut de gens de couleur libres.
Très rapidement, la journée tourne à la violence.
Un défilé organisé par des sympathisants de la convention — des vétérans noirs de l’armée du Nord, pour la plupart — provoque l’ire d’une foule de Blancs. D’insultes en échauffourées, leur rancoeur se transforme en assaut armé contre la salle, qui dégénère ensuite en une brutale et impitoyable chasse aux Noirs. Parmi les assassins se trouvent plusieurs officiers de la police municipale et des gendarmes auxiliaires, tous d’anciens confédérés.
Près d’une quarantaine de victimes perdent la vie ; environ 200 personnes sont blessées. À six heures du soir, la loi martiale est proclamée.
De la Reconstruction à Ferguson
Pendant la Reconstruction, comme à Ferguson en 2014, de telles explosions de mécontentement populaire sont qualifiées d’« émeutes », ce qui en évince le contenu politique. De retour du Texas, le major général Philip Sheridan, commandant militaire de la région, envoie un télégramme à Ulysses S. Grant : « Il ne s’agit nullement d’une émeute. Ce fut un massacre absolu perpétré par la police. »
La question de la responsabilité des autorités locales fera couler beaucoup d’encre. Ce qui est clair, c’est qu’il n’y eut aucun effort sérieux pour empêcher la tuerie. Et, même si les réactions au niveau national contribueront à des avancées importantes (bien que temporaires) en matière de droits civiques, aucun des assassins ne fut traduit en justice.
L’après-guerre civile est jonchée d’incidents similaires. Comment les Afro-Américains n’en auraient-ils pas conclu que la police et les tribunaux représentaient des instruments d’oppression ? Au fait, c’est en nous tournant vers la Reconstruction que nous constatons à quel point cette période trouble aura fixé les contours de bien des problèmes d’aujourd’hui.
Considérons les représentations médiatiques des minorités visibles, dont un exemple frappant se présente à la veille du massacre de 1866. Le vendredi précédent, un rassemblement public avait attiré des centaines de participants. Le lendemain, l’article du New Orleans Daily Crescent au sujet de cette « réunion pour le suffrage universel » est placé au-dessous d’un titre-choc : « Tentative d’un nègre de violer une femme blanche ». Apparemment, « an athletic negro » avait harcelé deux Blanches en déclarant vouloir épouser l’une d’elles.
L’après-guerre civile est jonchée d’incidents similaires. Comment les Afro-Américains n’en auraient-ils pas conclu que la police et les tribunaux représentaient des instruments d’oppression ?
Ce jeu-là n’a rien de subtil : la peur des hommes noirs sert à discréditer la cause de l’égalité raciale. Nos journaux télévisés truffés de reportages sur la criminalité fonctionnent-ils autrement ?
Ce n’est pas une coïncidence si le mouvement actuel contre la brutalité policière aux États-Unis marche de pair avec des campagnes contre le drapeau sudiste et les monuments à la Confédération. La glorification de la prétendue « cause perdue » du Sud n’aura pas seulement imposé une version romancée de la guerre civile : elle aura également effacé le souvenir de nombreux combats pour la justice. Reconnaître cette histoire-là apporterait une lucidité et une conscience historiques qui font cruellement défaut.
Rôle des francophones
Cela nous conduit également à redécouvrir une page inspirante du passé francophone de la Louisiane.
Dès la prise de La Nouvelle-Orléans par l’armée fédérale en avril 1862, les gens de couleur participeront aux luttes politiques de la Reconstruction. De culture française et d’héritage antillais, les plus progressistes d’entre ces Créoles cosmopolites feront front commun avec les anciens esclaves. Leur journal bilingue, La Tribune de La Nouvelle-Orléans, fondé par Louis Charles Roudanez, médecin, et Paul Trévigne, enseignant, deviendra, d’après le grand penseur afro-américain W. E. B. DuBois, « un organe étonnamment efficace au service des Noirs ».
Parmi la presse néo-orléanaise, seule La Tribune défendra la convention radicale de 1866.
En plus d’un journalisme audacieux et d’une promotion acharnée de politiques visionnaires, l’expression la plus pure de l’idéologie du journal se lit dans les poésies de langue française qu’il publie régulièrement.
C’est à l’approche du premier anniversaire du massacre qu’un ton révolutionnaire se fait entendre. Un poète anonyme, signant « Camille Naudin », venait de faire tonner une fracassante « Marseillaise noire ». Le 30 juillet 1867, son Ode aux martyrs viendra déplorer la « Barthélémy des Noirs » de l’année d’avant.
Il s’agit d’abord d’en dénoncer les auteurs : « Un peuple d’assassins – anciens esclavagistes, / Dont l’avenir un jour vous donnera les listes, / Gentilshommes du fouet, armés de leurs poignards […]. »
Tout en rendant hommage aux morts et en appelant à l’harmonie raciale, l’écrivain prophétise le triomphe de la liberté, de l’égalité et de la fraternité en terre américaine.
Nul monument n’indique le site du massacre du Mechanics’ Institute, là où se dresse aujourd’hui, luxueux et élégant, l’hôtel Roosevelt, à l’orée du Vieux Carré. Un jour, lorsque s’érigera une stèle ou une statue en souvenir de ce triste événement, peut-être que les vers du poète créole y seront gravés, pour proclamer haut et fort que ces vies perdues en 1866 ont compté pour beaucoup, et qu’elles comptent encore.