Vers un cégep inc.

«Deux, trois AEC, aussi pertinentes et réussies soient-elles, ne valent pas un DEC», écrivent les auteurs.
Photo: Michaël Monnier Le Devoir «Deux, trois AEC, aussi pertinentes et réussies soient-elles, ne valent pas un DEC», écrivent les auteurs.

En réaction aux propos de la ministre de l’Enseignement supérieur, Mme Hélène David

Madame la Ministre, dans une lettre publiée dans Le Devoir du 12 juillet (« L’enseignement supérieur a besoin de nouvelles institutions »), vous faites l’éloge de l’enseignement supérieur du Québec et notamment des cégeps. Dans le même souffle, vous affirmez que le réseau de l’enseignement supérieur a besoin de nouvelles institutions « afin de poursuivre et de maintenir l’excellence ».

Or, en ce qui concerne les cégeps, vous mandatez Guy Demers pour poursuivre la « réflexion déjà amorcée sur l’assouplissement du régime des études collégiales ». M. Demers est déjà l’auteur du Rapport final du chantier sur l’offre de formation collégiale, rapport qui est bien loin de faire l’unanimité au sein du professorat, des associations étudiantes et des syndicats. Il fut naturellement bien accueilli par la Fédération des cégeps, qui réclame de plus grands pouvoirs pour les C. A. et les directions de cégep depuis au moins 1993. Ajoutons que ce rapport a fait l’objet d’une analyse en vue de sa mise en oeuvre, analyse menée par un comité dirigé par Nicole Rouillier, consultante privée engagée à grands frais publics, rappelons-le, dont le mandat s’est terminé en décembre dernier, sans que personne ait eu vent de ses conclusions…

Cela ne va pas sans nous inquiéter : en effet, le rapport Demers mentionne déjà cet « assouplissement » comme une condition de cette réforme silencieuse et administrative des cégeps, y compris du reste en ce qui concerne des modifications de la formation générale commune : « Les collèges sont, selon le Conseil supérieur de l’Éducation, les mieux placés pour développer une formation générale cohérente avec les besoins de leur milieu », y lit-on notamment.

Les « acteurs du milieu »

Vous planifiez donc l’implantation d’un Conseil des collèges. Quels en seront les mandats et, surtout, quelle en sera la composition ? S’agira-t-il d’implémenter les cégeps avec les présupposés néolibéraux de la Déclaration de Bologne ? Si l’on se fie à la tendance qui marque ce genre d’organismes, et conformément à l’idéologie du New Public Management, nous pouvons craindre que le corps enseignant y soit, comme c’est le cas déjà sur les conseils d’administration des collèges, quasi absent et que surtout les « acteurs du milieu », c’est-à-dire les hommes d’affaires de notre temps, y soient bien présents, tout comme les représentants des directions de collège et ceux des entreprises privées de consultation qui fleurissent au Québec depuis quelques années.

On a un indice assez sérieux de cette possibilité lorsque l’on prend la peine de lire le « manifeste » Donner une nouvelle impulsion à la réussite scolaire, issu du Forum des idées du Parti libéral du Québec de septembre 2015. Le « manifeste » recommande en effet « au ministre de former un groupe de travail qui aurait le mandat de préparer la mise en place d’un institut national en éducation dont le mandat serait de conseiller le gouvernement sur les pratiques éducatives les plus adéquates », en soulignant bien sûr que de tels instituts existent ailleurs, notamment en Ontario. On y apprend aussi qu’un projet de création d’un Institut national en éducation avait été présenté à l’ancien ministre de l’Éducation François Blais. Or, quand on regarde qui étaient les intervenants à ce Forum des idées et qui signe le « manifeste », on est en droit d’être sceptique : une seule personne y a fait carrière dans l’enseignement !

Quels seront les garde-fous ?

Le 8 juillet dernier, par ailleurs, vous ouvriez la porte à la possibilité de décerner un diplôme d’études collégiales (DEC) par cumul d’attestations d’études collégiales (AEC), soit de favoriser le contournement de la formation générale commune. Pourtant, lors d’une rencontre avec les représentants des comités d’enseignants des disciplines de la formation générale commune, le 30 mai, vous aviez affirmé que la réussite des cours de la formation générale commune actuelle resterait nécessaire à l’obtention du DEC, ce que contredit manifestement la possibilité d’un DEC par cumul d’AEC. Nous voulons croire que cette possibilité ne concerne que des situations particulières et nous comprenons que, dans certains cas, par exemple celui d’une expérience acquise en dehors de l’école par des adultes, cette possibilité puisse se justifier.

Cependant, quels seront les équivalents considérés et qui en décidera ? Quels seront les garde-fous mis en place pour éviter la dérive de cette pratique si elle était admise ? Ce que dit le rapport Demers au sujet de la reconnaissance des acquis (RAC) et les « assises » qu’il présente ont tout d’une ineptie. Pire, va-t-on se justifier de cette possibilité pour destituer dans les faits le cégep pour ceux qui choisiront d’aller vers le marché de l’emploi plutôt que l’université en les privant d’une initiation à la culture, à la découverte d’autres possibles du monde, à l’exercice de la citoyenneté, à la réflexion morale ? Bref, va-t-on réduire la formation technique des cégeps à l’école de métiers souhaitée par les jeunes libéraux il y a deux ans ?

Rappelons que, si vous fondez vos décisions sur l’affirmation que le monde change, le rapport Parent en faisait tout autant et proposait précisément comme solution la création de la formation générale commune : « Ces exigences de l’économie moderne rencontrent heureusement le point de vue de la philosophie spiritualiste, selon laquelle la société doit donner à toute personne humaine l’occasion de se développer intellectuellement aussi bien que physiquement et moralement. »

Disons-le clairement : deux, trois AEC, aussi pertinentes et réussies soient-elles, ne valent pas un DEC, et cette manière de concevoir l’éducation appauvrit celle-ci, réduite à l’idée d’employabilité (ce qui n’équivaut d’ailleurs pas à avoir et garder un emploi…). La multiplication et la spécialisation des programmes de formation vont de pair avec l’obsolescence accélérée de ces formations à l’emploi, ce qui rend nécessaire de prévoir les retours aux études et la reconversion d’un nombre important de travailleurs. Bref, là où vous vous basez sur l’axiome de ce que vous nommez « l’assouplissement » (soit l’amollissement et l’affaiblissement), il semble qu’il faille plutôt prévoir le maintien et la bonification de la formation générale de base actuelle, commune, solide, dont les acquis ne disparaîtront pas au gré des soubresauts du marché et des caprices des investisseurs.

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