La mise en place d’une chambre crypto-libérale
Ces dernières années, la réputation du Sénat a été entachée par diverses accusations de partisanerie. En réponse à ces scandales, le gouvernement libéral a réformé le processus de nomination des sénateurs afin de limiter l’influence des partis politiques dans cette chambre. Après avoir expulsé les 32 sénateurs du caucus libéral en janvier 2014, Justin Trudeau, devenu premier ministre, a annoncé en décembre que toutes les nouvelles nominations sénatoriales seront basées sur les recommandations d’un comité consultatif indépendant et que les sénateurs désignés ne seraient plus affiliés au Parti libéral.
Les supporteurs de ces deux réformes affirment qu’elles devraient promouvoir l’indépendance du Sénat et pourraient même mener à l’avènement d’une ère « post-favoritisme » en politique canadienne. Mais dans quelle mesure l’esprit de parti a-t-il été un problème dans l’histoire du Sénat et dans quelle mesure l’est-il encore aujourd’hui ? Les récentes réformes auront-elles un effet sur la partisanerie dans cette chambre ? Cette question revêt une importance capitale, maintenant que le Sénat a adopté le premier projet de loi majeur du gouvernement, celui portant sur l’aide médicale à mourir. Le 17 juin, le Sénat s’est finalement plié à la volonté des députés de la Chambre élue pour ratifier le projet de loi dans sa dernière version, bien qu’il restreigne l’accès à l’aide à mourir aux personnes dont la « mort naturelle est devenue raisonnable prévisible ». À notre avis, le processus ayant mené à l’adoption de la loi illustre bien l’effet des récentes réformes sur la place des partis politiques dans la Chambre haute.
Jusqu’à tout récemment, le Sénat a été une institution marquée par une forte opposition entre conservateurs et libéraux. Cette réalité n’est pas nouvelle : l’esprit de parti a animé la Chambre rouge tout au long du XXe siècle, mais plus particulièrement depuis le milieu des années 1980. Auparavant, les conflits entre les partis se faisaient plus rares, car les libéraux occupaient habituellement la majorité des sièges aux Communes et au Sénat, affaiblissant du même coup l’opposition conservatrice. Cette collaboration interpartisane a toutefois pris fin à partir du moment où les gouvernements conservateurs et libéraux se sont succédé entre 1984 et 2015. Durant cette période, le parti au pouvoir à la Chambre des communes a été opposé à une différente majorité au Sénat durant 9 sessions sur 20.
Il ne fait pas de doute que les réformes récentes représentent une amélioration notable par rapport à l’ancien système. Par le passé, les sénateurs participaient au caucus des partis et étaient soumis aux directives de leurs chefs. Le nouveau processus de désignation des sénateurs, qui prend appui sur les recommandations d’un comité consultatif indépendant, devrait contribuer à réduire le favoritisme et à désigner des sénateurs dont le comportement législatif sera plus autonome vis-à-vis du parti au pouvoir.
Cela ne signifie pas pour autant que ces réformes, à long terme, vont réduire davantage la partisanerie. En effet, tant que la plupart des nouveaux sénateurs partageront les mêmes préférences politiques que celles des membres du Parti libéral élus aux Communes, ceux-ci ne devraient pas influencer significativement le programme politique du gouvernement. Dans ces circonstances, on pourrait constater un accord entre la majorité des deux chambres, non pas en raison de pressions partisanes, mais bien parce que les sénateurs « indépendants » et les députés libéraux partagent les mêmes valeurs politiques.
Qui plus est, comme les libéraux auront besoin de constituer une coalition majoritaire de sénateurs chaque fois qu’ils souhaiteront faire adopter un projet de loi au Sénat, une certaine instabilité législative pourrait s’y installer. En l’absence de groupes législatifs organisés et cohésifs, les sénateurs indépendants pourraient former des coalitions temporaires afin d’amender ou de rejeter des projets de loi du gouvernement. De la même manière, des sénateurs conservateurs pourraient établir des coalitions majoritaires ad hoc avec des sénateurs indépendants favorables à leurs prises de position pour bloquer le programme du gouvernement.
Les désaccords entre les deux Chambres pourraient avoir un effet dommageable sur l’image du Parti libéral. Si des projets de loi sont immobilisés au Sénat, les députés libéraux, qui dépendent de la réputation de leur parti pour se faire réélire, pourraient être tentés de rallier ces sénateurs indépendants au programme du gouvernement. En bout de course, cette instabilité législative pourrait même amener les parlementaires à promouvoir le rétablissement d’une certaine forme de discipline de parti dans cette chambre.
Les partis politiques permettent de résoudre différents problèmes dans l’action collective et promeuvent la stabilité politique dans les assemblées législatives modernes. Seul l’avenir nous dira comment le Sénat se réorganisera sur le plan législatif en fonction du nouveau système de nomination. Il est néanmoins très probable qu’en dépit de ces nouvelles réformes, les partis politiques continueront à chercher à influencer les prises de position des sénateurs. Les débats entourant l’adoption du projet de loi sur le droit des Canadiens à mourir l’ont déjà confirmé.