Marche en forêt sur les pas du pays

Été comme hiver, la marche en forêt est une grande tradition canadienne-française qui permet le cheminement de la pensée.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Été comme hiver, la marche en forêt est une grande tradition canadienne-française qui permet le cheminement de la pensée.

« C’est revenir tard, je le sens, sur un sujet trop rebattu, et presque oublié. […] J’aurais moi-même tout à fait supprimé ces lettres, ou plutôt je ne les aurais point écrites, s’il n’eût été question que de moi : mais ma patrie ne m’est pas tellement devenue étrangère, que je puisse tranquillement voir opprimer ces citoyens, surtout lorsqu’ils n’ont compris leurs droits qu’en défendant ma cause. »

— Jean-Jacques Rousseau, Lettres écrites de la montagne, 1763-1764

La marche en forêt est une grande tradition québécoise et canadienne-française. Mais bien entendu, cette tradition n’appartient pas en propre au Québec. Depuis les péripatéticiens grecs, en passant par Jésus, Rousseau et Nietzsche, philosopher en plein air fait partie de la grande tradition méditative occidentale. Et il est vrai que le fait d’être en contact direct avec la nature vient, en quelque sorte, donner une saveur et une orientation au cheminement de la pensée. J’oserais même dire qu’entre l’homme et la nature, des correspondances indéfinissables mais essentielles imposent alors leurs harmonies, des harmonies qui s’accordent avec l’étendue des possibles que recouvre la vérité de l’existence humaine en ce monde.

L’homme, la femme, l’enfant, tout être humain est toujours dans une situation particulière à l’égard de la réalité totale du monde ; voilà l’universalité de la condition humaine. Cela étant, il nous reste à explorer, pour nous Québécois d’expression française, quelle est la condition existentielle de notre être-au-monde. Cette condition, reconnaissons-le d’emblée, est problématique.

Car il y a bien une espèce de drame, une petite tragédie pourrait-on dire, qui est propre à la nation québécoise. Mais cette petite tragédie est sans éclat, discrète, presque invisible et inaudible. Elle n’en existe pas moins et sa cruauté, bien qu’elle ne s’exerce pas directement sur nos corps et sur notre activité économique, n’en est pas moins culturellement, moralement et humainement inacceptable. Le pire de ses effets est que le peuple du Québec est en train de perdre le sens et la valeur du concept de liberté politique.

Solidaire de quoi ?

Pour un peuple comme le nôtre, issu d’une grande nation européenne et riche d’une langue ayant contribué à forger à l’échelle mondiale des concepts incontournables de la philosophie, de la littérature, de la modernité politique, de l’éducation publique et de la citoyenneté républicaine, c’est une vraie honte que d’en être réduit à la dépendance politique.

Et notre déchéance est profonde. Bien plus profonde que tout ce que nos élites veulent bien admettre. Par exemple, dans mon école, nous avons dernièrement reçu des guides d’enseignement écrits en anglais (États-Unis) pour enseigner le français. J’ai protesté, on m’a traité d’archaïque. On m’a expliqué qu’il était déplorable que je choisisse d’exposer au grand jour mon désaccord sur ce sujet. On m’a dit que nous formions une équipe et que je devais être solidaire.

La solidarité est une belle chose, mais pas à n’importe quel prix. Car enfin, on me demande d’être solidaire de quoi ? De notre bêtise locale et nationale, de notre capitulation pathologique devant tout ce qui vient de l’empire états-unien ? Notre langue, la langue française, celle de Rousseau et de Condorcet, celle de Marie Guyart à Québec et de Marguerite Bourgeoys à Montréal, premières éducatrices des enfants de la Nouvelle-France, qu’ils soient indifféremment d’origine française ou amérindienne, serait-elle devenue incapable de penser et de mettre en oeuvre une pédagogie du français pour les jeunes Québécois du XXIe siècle ? La réponse semble être oui pour ces gens qui ignorent ou qui ne comprennent pas la profondeur et la valeur de la culture à laquelle ils appartiennent.

Le grand jeu insignifiant

 

Pour ma part, j’ai la chance d’habiter dans la maison ancestrale de mes grands-parents paternels. Ce n’est pas une maison de grande valeur. Il s’agit plutôt d’une petite maison de bois de construction paysanne plus que centenaire. Petite maison qui a été réparée couci-couça au fil des ans par des gens disposant de peu de moyens financiers. Mais en elle tout a une âme. Je me sers encore d’ustensiles ayant tenu dans les mains de ma grand-mère qui est morte depuis longtemps. Tous ces ustensiles sont de fabrication industrielle ordinaire.

On l’aura compris, la valeur patrimoniale des objets dont je me sers et des lieux où j’habite n’est pas monnayable, elle est filiale et amoureuse. C’est là, il me semble, l’essentiel, le creuset où peut se développer le sens vrai de l’appartenance à une communauté historique et politique.

Cul-de-sac

 

Quand j’ouvre la porte de ma maison pour sortir à l’extérieur, je me retrouve sur le chemin Désautels. Un chemin de montagne — jadis chemin de colonisation — qui est maintenant devenu un cul-de-sac depuis qu’il a été fermé par ordre de la municipalité, il y a de cela plusieurs décennies. Enfant, mon père, qui a maintenant 83 ans, empruntait ce chemin de terre, souvent pieds nus, pour aller chercher les vaches après l’école. Aujourd’hui, des branches et des arbres qui poussent librement sont en train de le rendre impraticable. Ce qui ne m’empêche pas d’y porter mes pas presque quotidiennement. Je prends ce chemin, hiver (en raquettes) comme été, sachant bien qu’il ne me mènera nulle part ailleurs que dans des souvenirs qui me serreront le coeur ; et que je devrai, de guerre lasse, revenir sur mes pas tôt ou tard.

Mais je sais aussi qu’il n’est pas de voyage plus troublant et significatif que ces pas qui reviennent sur eux-mêmes. Ils sont à l’image de ma nation, cette nation qui a passé proche d’être, à la face du monde entier, un exemple de fraternité et de persévérance audacieuse, ce beau rêve d’un Québec libre et français, mais qui ne sera, en fin de compte, qu’un exemple de plus de ceux qui se sont perdus dans ce grand jeu insignifiant et morbide de la mondialisation néolibérale des identités.

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