Les femmes en prison dans l’angle mort du milieu carcéral

Déjà, en 1979, les chercheuses Lorraine Berzins et Renée Collette-Carrière décriaient la situation des femmes incarcérées avec leur article « Les femmes en prison : un inconvénient social ! ». En 1987, Ellen Adelberg et Claudia Currie poursuivaient avec leur célèbre article « Too few to count ». Ce n’est que dans les années 1990 que la réalité des femmes incarcérées a été reconnue comme étant différente de celle des hommes, à la suite du rapport La création de choix (1990) du groupe d’étude sur les femmes purgeant une peine fédérale et des conclusions de la Commission d’enquête menée par Louise Arbour (1996). La création de choix a mené à une réforme majeure de la gestion carcérale des femmes dans les pénitenciers canadiens et a eu des répercussions au niveau provincial. En tant que principal centre de détention pour femmes au Québec, la Maison Tanguay offrait un éventail de services et une approche qui ciblait leurs besoins particuliers.
Près de 30 ans plus tard, force est de constater que les quelques acquis qui ont découlé de la reconnaissance des besoins des femmes incarcérées ont été encore une fois abandonnés. Selon le ministère de la Sécurité publique, le déménagement de la Maison Tanguay au centre de détention Leclerc s’est organisé en réaction à la désuétude des lieux (bien que le centre de détention Leclerc ait été déclaré trop vétuste par le gouvernement fédéral). Or, comme la Fédération des femmes du Québec (FFQ), la Ligue des droits et libertés (LDL) et de multiples organismes communautaires ou religieux le rapportent, les femmes qui sont maintenant incarcérées au centre Leclerc subissent des conditions d’incarcération inacceptables.
Problèmes de santé
Dans un rapport publié par le ministère de la Sécurité publique en 2011, les chercheuses Lise Giroux et Sylvie Frigon ont fait état des difficultés rencontrées par les femmes incarcérées. Ces dernières sont plus à risque de souffrir du syndrome post-traumatique, de dépression, d’anxiété, de dépendances à l’alcool ou aux drogues. Elles sont aussi plus susceptibles de vivre avec une ITSS (par exemple, le VIH, l’hépatite C) ou une maladie chronique (l’asthme, le diabète) que les femmes qui n’ont jamais été incarcérées. Or, selon l’information rapportée par divers intervenants, les femmes incarcérées au centre Leclerc n’ont pas accès à des soins de santé appropriés. Cela s’avère un problème d’envergure pour des personnes aux prises avec des problèmes de santé multiples et complexes.
De plus, l’incarcération a un effet particulièrement néfaste sur les femmes. Certaines mesures disciplinaires ou organisationnelles peuvent déclencher ou aggraver des traumatismes passés. Selon les informations rapportées par la FFQ et la LDL, les femmes incarcérées au centre Leclerc sont en « lock down » de façon hebdomadaire en raison d’un manque de personnel. Les communautés religieuses ont de plus dénoncé les fouilles en tout genre des prisonnières et de leur cellule. Si l’on considère que, selon Giroux et Frigon, environ 50 % des femmes incarcérées ont été victimes de sévices sexuels et que 70 % d’entre elles ont été victimes de violence conjugale, ces mesures portent une atteinte sérieuse à leur santé mentale.
La mixité au centre de détention Leclerc est aussi un enjeu de taille pour les femmes incarcérées. En effet, les contacts visuels et les quolibets peuvent être difficiles à supporter pour des femmes qui ont été victimes de violences dans le passé, comme le rapportait Jean-François Nadeau dans ces mêmes pages. De plus, l’architecture de l’établissement construit selon une logique sécuritaire, avec peu de lieux communautaires adéquats, des parloirs rendant les visites familiales difficiles, des déplacements limités et surveillés de près, fait du centre de détention Leclerc un endroit somme toute peu adapté à la réalité des femmes incarcérées.
Droits et dignité
En tant que chercheuses et citoyennes, nous sommes ainsi consternées de constater que les besoins des femmes incarcérées semblent encore une fois être passés sous silence. La Maison Tanguay était loin d’être idéale, mais le déménagement au centre Leclerc constitue un retour en arrière important : le manque d’accès à des services de santé de qualité, le confinement prolongé et la mixité des lieux constituent des enjeux qui menacent la santé et la dignité des femmes incarcérées, qui compromettent leur réinsertion et qui portent atteinte à leurs droits fondamentaux.
Dans la mesure où la reconnaissance des enjeux spécifiques des femmes incarcérées ne relève pas d’un privilège, mais bien de leurs droits, nous invitons le ministre Coiteux à réévaluer le bien-fondé d’une mission d’observation comme celle demandée par la FFQ et la LDL. Cette dernière pourra faire le point sur la situation au centre de détention Leclerc de manière transparente et avec tous les acteurs concernés — le ministère, les agents correctionnels, les organismes communautaires et, au coeur de cette démarche, les femmes incarcérées.
Cela dit, au-delà des enjeux propres au centre Leclerc, nous tenons à souligner que la question de l’incarcération des femmes s’arrime à celles de la marginalisation, de l’exclusion sociale, du racisme et de la pauvreté. Comme dans les prisons provinciales pour hommes, on y observe un important phénomène de « porte tournante » entre la rue et la prison. Là aussi, les femmes autochtones y sont surreprésentées. L’incarcération est souvent une expérience de rupture pour les femmes, rupture qui se manifeste dans toutes les sphères de leur vie : famille, emploi, logement. Ainsi, tout en répondant aux besoins des femmes incarcérées, il est temps de se questionner plus largement sur l’incarcération des femmes et de se pencher sur les solutions de remplacement à l’incarcération.
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