Le modèle coopératif à l’épreuve du marché

L'élection à la présidence du Mouvement Desjardins est derrière nous. Avec une nouvelle personne à la tête de l’institution, le moment est tout indiqué pour se demander ce qu’il en est de cette institution financière regroupant plusieurs millions de Québécois coopérateurs. Quels sont les défis auxquels elle fait face et quel est son avenir ? Se transformera-t-elle en institution financière comme les autres où gardera-t-elle sa distinction coopérative ?
Il y a quelques mois circulait la rumeur selon laquelle le Mouvement Desjardins envisageait d’abolir définitivement la ristourne, encore symbole de sa distinction coopérative. Les nombreux articles de quotidiens sur le sujet témoignaient de deux choses importantes. La première : les Québécois sont particulièrement sensibles aux décisions de Desjardins. Cette sensibilité particulière tire peut-être sa source dans l’idée que Desjardins a quelque chose de plus qu’une banque ordinaire. La seconde : le rapport que les Québécois entretiennent avec Desjardins se tourne encore beaucoup vers son aspect économique. Qu’est-ce que Desjardins, si ce n’est sa ristourne ?
Ne nous y trompons pas, Desjardins est encore une coopérative. Pour savoir si une entreprise en est une, il faut se demander qui en est le propriétaire et qui peut prendre les décisions importantes. Chez Desjardins, les profits sont toujours versés aux membres, sous une forme ou une autre (soit directement en ristourne, soit en don à la communauté, soit en investissements pour de meilleurs services). Quant aux décisions, ce sont encore les coopérateurs qui ont le pouvoir dans les assemblées générales. Quoi qu’on en dise, Desjardins est donc bel et bien une coopérative.
La véritable question qu’il faut se poser est plutôt la suivante : pourquoi une coopérative comme Desjardins ressemble-t-elle de plus en plus, dans ses actions, à une banque conventionnelle ?
Le fait que nous ayons de plus grandes attentes envers Desjardins vient probablement du fait qu’elle a eu, dans son histoire, une place politique, économique et symbolique importante : elle est « structurellement » québécoise, c’est-à-dire qu’elle ne pourra jamais être acquise par un investisseur étranger. C’est la conséquence nécessaire de sa forme coopérative qui distribue la propriété à ses membres. De plus, nous devons comprendre que les décisions qu’elle prend sont aussi structurellement les décisions de ses membres.
Pourquoi agir comme une banque?
Desjardins est donc plus que sa ristourne. C’est encore une coopérative et elle le restera encore. Mais pourquoi alors Desjardins agit-elle comme une banque ? Ce phénomène vient du désengagement de ses membres, similaire au déclin de la participation politique. D’où vient le désintérêt marqué, partout dans nos pays démocratiques, pour la politique ? Une des explications réside dans l’idée selon laquelle la logique du marché a dépassé les limites légitimes de son activité. Quand l’économie ne cherche plus seulement à comprendre et maximiser les échanges économiques (échanges de marchandises, etc.), mais aussi à maximiser les rapports humains, elle devient un facteur de corruption. La logique marchande est peut-être très pertinente pour organiser le prix du dentifrice, mais lorsqu’il est question de répartir des biens sociaux, elle nous donne l’illusion d’une recette magique pour régler nos querelles politiques. Le problème réside dans l’idée selon laquelle le marché est le moyen idéal de régler l’ensemble des conflits de valeurs de manière pacifique et neutre. Autrement dit, la réflexion en termes de maximisation nous dégage de la responsabilité de faire un choix moral. Appliquer la logique du marché au vivre-ensemble corrompt le politique. Si nous croyons que le marché est le moyen idéal de régler l’ensemble des conflits de valeurs de manière pacifique et neutre, nous mettons de côté notre responsabilité politique de faire des choix moraux de manière collective. Se dégager de cette responsabilité en se cachant derrière le mécanisme neutre du marché revient à faire un choix politique.
Ce diagnostic pourrait expliquer que les actions de Desjardins ne concordent pas avec les attentes que nous avons à son égard. En effet, nous avons des attentes politiques envers Desjardins, mais n’agissons envers elle qu’en termes économiques. Autrement dit, nous ne considérons Desjardins que comme une entreprise comme les autres. Nous voulons les meilleurs taux, mais n’allons pas aux instances encore formellement démocratiques. Si nous ne voulons réellement que de meilleurs taux, alors nous ne devrions pas nous indigner ainsi des travers de Desjardins. Au contraire, si nous voulons réellement une coopération économique, alors il est nécessaire de penser en termes politiques, c’est-à-dire en s’engageant.
La distinction que j’ai présentée permet donc de penser une repolitisation des institutions économiques. La politique ne se fait pas seulement une fois tous les quatre ans, lors des élections, mais se fait plutôt à chaque choix collectif qui s’offre à nous. Les institutions qui offrent l’occasion de faire entendre sa voix sont rares, mais Desjardins en est une.
La leçon : c’est aux membres de se mobiliser. L’avantage du modèle coopératif est de nous donner le pouvoir, puisque les décisions d’une coopérative dépendent de la volonté des membres. Si Desjardins en vient à agir comme une banque, c’est que nous l’avons faite telle. Il ne faut pas se laisser prendre par l’illusion que les mécanismes de marchés règlent l’ensemble de nos problèmes sociaux. Il ne tient qu’aux membres de saisir les occasions d’engagement et de prises de décision offertes par Desjardins et de redonner à cette institution la voie qu’ils désirent.
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