Les amitiés imaginaires

«Nous pourrions continuer encore longtemps, pourtant c’est bien là, sur les réseaux sociaux, que nous avons déplacé une partie importante de notre vie sociale», selon Étienne Savignac.
Photo: Olivier Zuida Le Devoir «Nous pourrions continuer encore longtemps, pourtant c’est bien là, sur les réseaux sociaux, que nous avons déplacé une partie importante de notre vie sociale», selon Étienne Savignac.

L'arrivée des réseaux sociaux au cours de la dernière décennie a fait resurgir, peut-être plus fortement que jamais, le bouillonnant questionnement sur la force et l’authenticité de l’amitié. Certes, les intellectuels se sont de nouveau emparés de la question ; mais elle intéresse tout autant les psychologues, les sociologues, les anthropologues et mon voisin, qui s’interroge avec suspicion sur la signification réelle de mes 173 « amis » Facebook. Tous sont intrigués par la multiplication presque infinie de ces nouveaux liens entre les hommes, les uns montrant optimisme et enthousiasme, les autres usant d’un esprit plus critique. La méfiance à l’égard des réseaux sociaux et leur effet négatif sur nos relations interpersonnelles se fonde sur des observations et des arguments multiples, qui voient dans ces nouveaux outils de communication une menace à la liberté et à la grandeur des sentiments.

Pour certains, il s’agit d’un progrès technique ou technologique accueilli avec défiance, perçu comme aliénant — une pensée familière à la modernité. […] Pour d’autres, la méfiance à l’égard des réseaux sociaux ne mène pas à un rejet sans équivoque, mais à une dénonciation de la superficialité qu’ils engendrent. Ces critiques emboîtent le pas à Aristote et à Montaigne, en conférant à l’amitié vraie une majesté intouchable. Reprenant l’argument fameux de Plutarque, ils affirment que l’homme ne peut avoir que de trois à six amis véritables, que ce nombre peut doubler chez les jeunes adultes, mais que la multiplication des « amis » sur les réseaux sociaux ne peut donner lieu qu’à des relations superficielles et utilitaires, ce que les sociologues appellent des « liens faibles ». […] Et c’est encore le vieil Aristote qui vient achever les derniers résistants avec le terrible et définitif : « Ce n’est pas un ami celui qui est l’ami de tous. »

Ces postures critiques à l’endroit des médias sociaux comme Facebook peuvent être tempérées non par un enthousiasme naïf, mais par une vision moins conservatrice et plus bienveillante de notre époque. D’abord, comment ne pas se réjouir devant ce fait que la modernité n’espérait plus depuis l’avènement du téléphone, soit le retour triomphant de l’écritdans les échanges entre les humains ? […] Il est certain que ces nouveaux outils de communication doivent être domestiqués, parce qu’ils mêlent cet outil ancien qu’est l’écrit, qui n’avait souvent qu’un seul destinataire, à la technologie de réseaux qui nous permet de rejoindre, chose inédite, un nombre illimité de personnes. La confusion compréhensible entre l’intime et l’espace public crée parfois des approximations relationnelles qui font le bonheur des défenseurs des liens authentiques. Dans la constitution de son réseau d’« amis » sur Facebook, l’utilisateur procède généralement par degrés d’intimité, du connu vers le moins connu. Ainsi, après avoir commencé par le socle familial (conjoint, parents, enfants, fratrie, cousinage), il y ajoutera ses amis précieux, ses amis proches, ses amis de longue date, quelques connaissances, ses ex, son coiffeur et son patron. Une faune inédite et passablement bigarrée peuplera désormais son agora numérique. Il est certain que la diversité d’un pareil auditoire et son nombre (plus de 170 personnes en moyenne par cercle d’amis) modifient considérablement les standards de communication auxquels nous étions habitués ; tandis que l’imprudent se montre maladroit et impudique, le méfiant se contraint au silence ou à la banalité. […]

Nous pourrions continuer à dresser la liste des vices et des vertus des relations qui se nouent sur les réseaux sociaux, évoquer le bonheur des retrouvailles et l’étalage des vanités, la perte de l’intime et la force du groupe, l’expression de la solitude et le lien permanent, le temps perdu et les joies du partage. Nous pourrions débattre de la dualité entre la vie réelle et la vie numérique, ou prétendre à la continuité. Nous pourrions parler encore d’authenticité, d’histoire commune, de la nécessité de prendre le temps, de partager le repas et le chemin.

Nous pourrions continuer encore longtemps, pourtant c’est bien là, sur les réseaux sociaux, que nous avons déplacé une partie importante de notre vie sociale. Et si les méfiances et les peurs resurgissent, si nous nous inquiétons autant de ces nouveaux territoires, de cette nouvelle carte du Tendre aux frontières encore floues, c’est sans doute parce qu’en dépit d’une accélération vertigineuse du progrès, nous demeurons très fortement attachés les uns aux autres.

Serions-nous finalement restés proches d’Aristote et de Montaigne ? Assurément, et nos craintes en témoignent autant que notre enthousiasmeà adhérer aux réseaux sociaux. Le détournement malicieux des mots « ami » ou « j’aime » n’est qu’un stratagème d’interface dont personne finalement n’est dupe. Cependant, des plateformes comme Facebook recèlent des menaces beaucoup plus préoccupantes que celles qui nous font débattre de la profondeur de nos sentiments. En effet, elles nous invitent aussi à « aimer » des marques et des entreprises, desquelles on peut également devenir « ami ». Avec ou sans notre consentement, nos relations amicales se parent de plus en plus de publicités intrusives, qui se mettent en page de façon sournoise, de sorte qu’on distingue à peine le bon mot d’un ami cher de l’offre publicitaire d’un annonceur, que nous avons renseigné sans précaution à notre sujet et qui sait tout de nous. Notre capacité à aimer d’amitié est probablement demeurée intacte, mais nous l’exprimons dans un nouveau territoire que nous ne contrôlons pas et où des marques de commerce qui en ont les moyens ont pour dessein de nous amener à développer pour elles un attachement aussi fort que celui qui lie les humains entre eux. Cette instrumentalisation sociale et cette marchandisation de l’amitié, voilà sans doute la vraie menace et notre prochain défi.

 

Des commentaires ou des suggestions pour Des Idées en revues ? Écrivez à arobitaille@ledevoir.com et à gtaillefer@ledevoir.com.

Des Idées en revues

Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons un extrait du dernier numéro de la revue L’Inconvénient (printemps 2016, no 64, inconvenient.ca).


À voir en vidéo