Des reculs inacceptables

Au moment où une commission de l’Assemblée nationale entreprend des consultations sur le projet de loi 70 « visant à permettre une meilleure adéquation entre la formation et l’emploi ainsi qu’à favoriser l’intégration en emploi », nous faisons appel à vous pour contrer ce projet de loi, qui comporte des reculs inacceptables en matière d’aide sociale, et pour remettre le Québec sur les rails dans la lutte contre la pauvreté.
À l’automne 1997, un « Parlement de la rue » s’est réuni devant l’Assemblée nationale pour dénoncer le projet de loi 186 sur le soutien du revenu et favorisant l’emploi et la solidarité sociale. Ce projet de loi assujettissait les personnes demandant l’aide sociale à de nouvelles obligations, sous couvert d’un « parcours individualisé vers l’insertion, la formation et l’emploi ». Ces obligations étaient assorties de réductions importantes de prestations lorsqu’une personne ne se conformait pas au parcours, par exemple en refusant une mesure. Le projet de loi 186 a été adopté. La dégradation de l’aide sociale a heureusement suscité une mobilisation citoyenne sans précédent.
Une loi contre la pauvreté
En 2002, le gouvernement s’est rendu aux arguments apportés. Il a déposé un projet de loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, qui a été adopté à l’unanimité et avec fierté par votre Assemblée.
Cette loi constate que les personnes en situation de pauvreté sont les premières à agir. Elle reconnaît la responsabilité de la société. Elle engage à tendre vers un Québec sans pauvreté. Et elle introduit, à son article 15, le principe d’un revenu non réductible au titre de l’aide sociale, dont le niveau doit être fixé après avis du Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CCLPES).
En 2005, la législation sur l’aide sociale a été modifiée de manière à dissocier l’accès à l’aide de dernier recours et l’aide à l’emploi. En 2009, à partir des indicateurs élaborés par le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion, le CCLPES a estimé que le revenu incompressible d’une personne à l’aide sociale devait en venir à correspondre à la couverture des besoins de base selon la Mesure du panier de consommation. Ce revenu était et reste, pour les personnes jugées aptes à l’emploi, inférieur à la moitié du montant nécessaire.
En novembre 2015, quelques jours après l’annonce de consultations en vue de la prochaine mouture du Plan d’action prévu par la loi sur la pauvreté, le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale a proposé, dans le projet de loi 70, le même type de contraintes inacceptables que comportait le projet de loi 186 de 1998 : un « Plan d’intégration en emploi » obligatoire pour certaines personnes demandant l’aide sociale, dans le cadre d’un programme Objectif Emploi. Ce programme deviendrait, pour ces personnes, un préalable à l’accès à l’aide sociale et les exposerait à de fortes pénalités en cas de non-conformité. Clairement, le principe d’un revenu non réductible, mis en oeuvre depuis 2005, est remis en cause, sans compter la perte de droits de recours. L’ampleur de ces reculs dépendra de textes réglementaires et de décisions discrétionnaires du ministre.
Faut-il se résigner à admettre, comme ce serait le cas ici, un immense gaspillage d’intelligence citoyenne et parlementaire ? L’action collective nous a conduits à une avancée. Pourquoi revenir à la case départ ? Ce projet de loi prend valeur de test, pour vous, pour notre société, pour la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, qui appelle à agir sur les causes de la pauvreté avec constance et cohérence.
Construire les solidarités
Les causes du problème sont profondes. Elles touchent à notre sens de l’interdépendance et à notre compréhension de ce qui construit la richesse d’une société. Agir sur ces causes suppose que nous osions mettre en question une pensée et des politiques économiques qui concentrent les avoirs et la richesse financière sur une élite en prétendant assainir les finances publiques.
Il faudra aussi oser porter attention aux diverses façons de contribuer à la société. Le tout-à-l’emploi n’est pas une panacée. Ensuite, qui a dit que la richesse collective ne se construit que par l’emploi tel que comptabilisé dans le PIB ?
Nos travaux, et l’expérience des regroupements de centres de femmes, d’autres possibilités de ressources en santé mentale, d’organismes consacrés aux personnes réfugiées et immigrantes qui font partie de notre équipe de recherche, nous font voir à quel point cette richesse se construit aussi à la marge de ce qu’on compte dans les statistiques de l’économie de marché et de la main-d’oeuvre.
Quand on constate un écart de 11 ans dans l’espérance de vie entre quartiers et régions plus riches et plus pauvres — les circonscriptions que vous représentez —, comment justifier que soit soumis à de nouvelles contraintes l’accès à un revenu qui devrait permettre de couvrir les besoins essentiels des ménages quand d’autres formes de revenu font défaut ? Comment peut-on risquer de compromettre davantage la santé physique et mentale des plus pauvres ? Pourquoi alourdir encore ces vérifications humiliantes ?
Votre Assemblée ne peut détourner le regard devant le « deux poids, deux mesures » en train de s’ériger en système.
Par la loi de 2002, elle a marqué sa volonté d’agir sur les causes et les conséquences de la pauvreté. Le prochain pas doit nous faire progresser dans l’amélioration des revenus des plus pauvres. Il dépend de la construction d’une volonté politique en ce sens. Ne laissez pas le projet de loi 70 vous entraîner à contresens.
Et utilisez votre pouvoir législatif pour construire les solidarités nécessaires au seul Québec qui puisse nous intéresser toutes et tous : un Québec pluriel et interdépendant, sans pauvreté, riche pour tout le monde et riche de tout son monde.
Cette lettre est appuyée par la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes, le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec, L’R des centres de femmes du Québec et les professeurs et professeures de l’École de travail social de l’Université de Montréal.
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