L’art de passer nos torts sous silence
Prévu pour l’automne 2015, le Monument aux victimes du communisme a été dénoncé par des critiques qui ont mené à la suspension du projet. Le nouveau gouvernement fédéral doit décider prochainement de son sort. Au fil des mois, le débat s’est surtout concentré sur l’enjeu de la localisation du monument à Ottawa. Initialement prévu dans le Jardin des provinces, légèrement excentré par rapport aux édifices fédéraux, le projet a été déplacé à l’initiative du gouvernement conservateur vers un lieu central et hautement symbolique : au coeur même de la colline parlementaire, face à la Cour suprême.
La controverse autour de ce monument est l’occasion d’interroger la gouvernance démocratique d’un art mis au service de la mémoire nationale. Parce que l’espace public de la capitale est un territoire de représentation de l’identité collective, il est souvent instrumentalisé à des fins partisanes. Un retour sur la chronologie du projet, en partie révélée par des demandes d’accès à l’information, permet de lever le voile sur ses ressorts politiques. Il me semble en particulier important de revenir sur un enjeu clé du débat, souvent esquivé dans les interventions publiques : le thème même du monument.
Pour étudier la recevabilité du projet de monument, la Commission de la capitale nationale (CCN) a mandaté un comité externe non partisan, composé d’éminents historiens et spécialistes des études canadiennes. En février 2009, ce comité a rendu un rapport négatif. Les experts ont unanimement jugé que le thème n’était pas central dans l’histoire canadienne. Ils estimaient aussi que le sujet était présenté de manière partiale, et que l’absence de pluralité de points de vue orientait le projet vers un geste politique plus que commémoratif, risquant de créer des divisions au sein de la population. Les experts ont recommandé de réorienter le monument vers un thème parallèle : le Canada comme terre de refuge pour les populations fuyant la persécution politique ainsi que les désastres économiques et environnementaux. Thème ô combien pertinent aujourd’hui, dans le contexte de la crise des réfugiés syriens.
Le passé réinterprété
L’organisme porteur du projet, Hommage à la liberté (Tribute to Liberty), refusa d’abandonner la référence centrale au communisme. Après de longues négociations, le terme « totalitaire » fut ajouté au titre, ainsi qu’une référence à l’idée de refuge. Fin 2009, le monument s’intitulait donc « Monument aux victimes du communisme totalitaire – Canada, terre d’accueil ». En 2012, le gouvernement renforça son contrôle sur le projet en rapatriant la responsabilité de sa gestion au sein du ministère du Patrimoine canadien. La tournure du projet changea rapidement : John Baird, alors ministre responsable de la CCN, intervint pour faire retirer toute mention du terme « totalitaire » dans les rapports d’activité de l’organisme, modifiant ainsi discrètement le titre du monument. Une source citée par l’Ottawa Citizen rapporte que le gouvernement voulait éviter de suggérer que certaines formes de communisme puissent être « acceptables ».
L’enjeu politique de la mémoire collective tient au fait que le passé est constamment recadré et réinterprété en fonction des intérêts du présent. Lors d’un dîner de financement d’Hommage à la liberté en 2014, Stephen Harper a clairement assimilé l’idéologie communiste aux pires figures criminelles : « Nazisme, marxisme-léninisme, aujourd’hui, terrorisme — ils ont tous un point commun : la destruction, la fin de la liberté humaine », affirmait-il. Cette formule lapidaire, hautement politique et partisane, glisse sous le tapis certains épisodes peu glorieux de l’histoire canadienne, sous couvert d’une célébration de la « liberté ».
Notre chasse aux sorcières
Car cette commémoration, tournée vers les crimes étrangers, passe sous silence la mémoire des atteintes aux libertés civiles commises en sol canadien durant l’épisode de « chasse aux sorcières », amorcé dans l’entre-deux-guerres et amplifié durant la guerre froide. Dans ce climat paranoïaque, le gouvernement canadien, appuyé par le clergé et par les partis de droite comme de gauche, a mis en place un système de répression politique contre les sympathisants communistes (avérés ou supposés), employant la surveillance de masse, l’intimidation et la censure. Au Québec, le gouvernement Duplessis adopta dès 1937 la Loi du cadenas, visant à protéger la province contre la propagande communiste. Il l’utilisa pour imposer la fermeture de plusieurs journaux. Cette loi fut déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême vingt ans plus tard.
Pour aider à la surveillance des fonctionnaires canadiens, la GRC créa un instrument particulièrement ignoble, baptisé « fruit machine ». Utilisé jusqu’à la fin des années 60, cet appareil de mesure biologique servait à faire passer des « tests d’homosexualité » aux employés, qui étaient renvoyés au moindre soupçon, par crainte que l’ennemi ne leur soutire de l’information sensible en menaçant de révéler publiquement leur orientation sexuelle. Le climat social était si malsain que ceux qui osaient soulever la question des libertés civiles, ou qui militaient pour la paix avec l’URSS, étaient taxés de communistes et furent eux aussi victimes de l’intolérance.
Certains justifient ces méthodes extrêmes par un impératif de protection de l’État face à l’adversaire soviétique. Tout à fait inacceptables, ces dérives autoritaires témoignent de la fragilité des libertés civiles en temps de guerre. Doit-on les célébrer en portant l’anticommuniste canadien, y compris ses formes de persécution les plus inconstitutionnelles, au pinacle de la colline parlementaire, sur un site jouxtant la Cour suprême, plus haut symbole national de la justice ? Est-ce faire un « hommage à la liberté » que de légitimer la violation des libertés civiles à des fins de persécution idéologique ? Dans cet hommage à la liberté, ce n’est pas seulement la liberté des peuples étrangers débarrassés du joug totalitaire que l’on célèbre, c’est aussi la liberté de persécuter, en sol canadien, tous ceux et celles qui remettent en question l’idéologie dominante.
Des commentaires ou des suggestions pour Des Idées en revues ? Écrivez à arobitaille@ledevoir.com et à gtaillefer@ledevoir.com.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.
Des Idées en revues
