Le désir tiré vers la lumière

«Carol» vise à ramener sur le devant de la scène la manière délicate dont souvent communiquent les corps.
Photo: Source Films Seville «Carol» vise à ramener sur le devant de la scène la manière délicate dont souvent communiquent les corps.

Le 24 décembre, au lieu d’emballer les cadeaux, je suis allée voir le film Carol pour la deuxième fois. Un film de Noël qui est venu s’installer à côté de La mélodie du bonheur, dont la critique du fascisme (et des pères-capitaines) m’est apparue de la plus parfaite actualité. Si je me souviens de nombreux Noëls passésdevant Ciné-Cadeau, je me souviendrai de 2015 comme du Noël passé devant le merveilleux film de Todd Haynes.

Ce film (dont le scénario de Phyllis Nagy est l’adaptation d’un roman de Patricia Highsmith) raconte l’histoire d’amour entre deux femmes : Carol, une riche banlieusarde prise dans un divorce amer pour cause d’immoralité, et Thérèse, une jeune vendeuse dans un grand magasin, talentueuse apprentie photographe immédiatement émue quand son regard tombe sur cette femme qui cherche un cadeau de Noël pour sa fille. Tout, dans ce film, a à voir avec le désir, le temps et l’espace d’un désir montré plutôt que d’être dit, avoué. Si l’amour entre femmes (ou entre hommes), dans les États-Unis des années 1950, était voué à l’obscurité, Todd Haynes, dans un hommage visuel au peintre Edward Hopper, tire ce désir vers la lumière.

Le privé est politique, chez Todd Haynes : l’espace intime est lumière contre une ville aux mille feux qui, pour le coup, est le plus souvent tirée du côté de la noirceur. En partie road-movie de femmes (on se rappelle le fabuleux Thelma et Louise), Carol entraîne ses héroïnes à travers les États-Unis, dans une voiture qui devient leur monde. Comme si Haynes nous enjoignait de reconnaître ce qui circule grâce à la technologie, et par-delà celle-ci. Dans notre ère de médias sociaux, où on trouve l’amour par balayages sur Tinder, Carol nous plonge dans la lenteur des regards échangés, d’un désir qui s’étend entre les corps et qui ne passe pas forcément par les mots. Les gestes sont souvent retenus, les corps donnent l’impression de flotter, le dialogue est ravalé à sa plus simple expression, pendant que nous, le public, retenons notre souffle. Vont-elles finir par se toucher ? Ce temps du désir, sans vouloir faire honte à notre époque ultraconnectée, est une leçon qui vise à ramener sur le devant de la scène la manière délicate dont souvent communiquent les corps. Une communication impossible à mettre en boîte, à l’image de cet amour que Thérèse refuse de cataloguer et qu’elle décrit comme ce qui se passe entre deux êtres, peu importe qui ou de quel sexe, quand ils tombent amoureux.

D’une part, Carol est un film qui énonce les choses clairement : Carol et Thérèse comprennent d’emblée qu’elles s’aiment. C’est une évidence : elles se regardent et elles savent. D’autre part, tout est brouillé, à l’image des nombreuses fenêtres couvertes de gouttes de pluie, verres opacifiés ou miroirs qui démultiplient le visage de celle qui s’y regarde, comme si le film disait justement le contraire : on ne voit jamais les choses clairement, et aucune technologie, aussi sophistiquée soit-elle, ne permettra une fois pour toutes de tout voir. Est-ce que le désir n’a pas à voir, semble dire le film, avec ce qu’on voit sans vraiment le voir, ou sans le voir clairement ou entièrement ? Est-ce que le désir ne concerne pas ce qu’on sait sans le savoir ou sans savoir pourquoi ?

On pourrait lire Carol avec le philosophe italien Giorgio Agamben et y trouver un commentaire sur les dispositifs, cette technologie qui nous envahit de plus en plus, mais qui, se faisant, fait surgir un élément insaisissable, ingouvernable, qui malgré tout résiste et auquel on peut donner le nom de désir ou celui d’amour ou encore celui de beauté. Comme le dit le personnage de Carol : « We are not ugly people. » Ainsi, devant l’année 2016 qui arrive, je me demande s’il ne faut pas nous souhaiter un regard qui creuse l’obscurité et cherche l’insaisissable, qui tente de voir au travers de fenêtres un peu brouillées. Un regard qui comprend le danger que représente la pure lumière et qui ne cesse jamais de résister.

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