La responsabilité de la Turquie

Comment comprendre les récents événements qui ont opposé la Russie et la Turquie relativement à la menace que les djihadistes font peser sur la région ? L’objectif essentiel de la Russie dans la région est de défendre la Syrie. Comme les djihadistes constituent en ce moment la principale menace pour la Syrie, les Russes s’en prennent à eux. Quels sont les enjeux géopolitiques des parties en présence, à commencer par la position de la Turquie dans ce conflit ?

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, veut en découdre avec la Syrie. Depuis 2011, il cherche à entraîner les États-Unis ou l’OTAN sur la voie de l’imposition d’une zone d’exclusion en Syrie. À cette fin, il est prêt à risquer une guerre générale dans la région. Erdogan était donc furieux que l’arrivée des Russes en octobre ait rendu irréalisable l’espoir de mettre en place par les Occidentaux une zone d’exclusion aérienne, associée inévitablement à une intervention au sol, en Syrie. Maintenant, c’est la Russie qui a créé de facto une telle zone aux dépens de la Turquie et de l’OTAN, au grand dam de la Turquie.

La Turquie et le groupe armé État islamique

 

On sait que les djihadistes du groupe armé État islamique (ou Daech) ont pris possession de puits de pétrole syriens et irakiens et financent leurs activités à partir de la vente de ce pétrole. La Turquie laisse passer sur son territoire du pétrole extrait par le groupe EI. Ce serait donc un euphémisme de dire que la Turquie appuie le groupe EI. Au départ, elle a même refusé d’aider les Kurdes qui luttaient à Kobane dans le nord de la Syrie. Lorsqu’elle a officiellement annoncé qu’elle engageait la lutte contre le groupe EI, elle a plutôt bombardé les positions du PKK, parti kurde. Elle a même blâmé autant le PKK que le groupe EI pour les attentats à Ankara survenus lors d’une manifestation pro-kurde ! Des centaines d’usines de la région d’Alep ont été démantelées par les djihadistes et revendues en Turquie depuis 2012. Des officiers de l’armée turque encadraient les djihadistes lors de leur offensive du printemps 2015 à Idleb. Le président russe, Vladimir Poutine, a critiqué la Turquie au sujet du pétrole « djihadiste » qui entrait sur son territoire, et les forces aériennes russes ont détruit des colonnes de camions-citernes transportant du pétrole de lu groupe EI. C’est dans ce contexte que la Russie a tiré « à boulets rouges » sur les camions-citernes le 20 novembre dernier.

Plus récemment, on apprenait que le fils du président, Bilal Erdogan, possède la société de transport maritime BMZ Group, qui a des amarrages spéciaux dans les ports de Beyrouth et de Ceyhan, depuis lesquels le pétrole de contrebande serait transporté vers les consommateurs japonais. Autrement dit, il est peut-être l’un des acheteurs en contrebande du pétrole produit par le groupe EI (en plus de l’Union européenne qui se le procurerait par l’intermédiaire d’Israël et de l’Italie). Le président Erdogan s’en est défendu, mais un doute persiste à ce sujet.

En abattant un avion russe, la Turquie a sans doute voulu se venger de l’attaque contre les camions-citernes et, plus largement, inciter la Russie à riposter pour justifier un appel à l’OTAN. Flairant le piège, la Russie n’a pas répliqué militairement, et l’OTAN s’est gardée de toute surenchère dans son appui à son belliqueux membre. Le président Erdogan essayait aussi de cette manière de torpiller la possibilité d’une grande coalition anti-groupe EI promue après les attentats du 13 novembre. Il y a du désespoir et un coup de dés dans l’attaque du 24 novembre contre le Sukhoi-34.

En commentant l’affaire de l’avion abattu, le président Poutine a d’ailleurs ouvertement accusé la Turquie d’implication dans le financement du groupe EI par l’achat de pétrole illégal auprès de l’organisation.

Le rôle véritable de la Turquie

 

En somme, la Turquie ne lutte pas contre le groupe EI. Elle en est plutôt la base arrière. Sa frontière est une passoire pour tous les djihadistes. Depuis 2011, elle joue le rôle de soutien des djihadistes et d’agent provocateur en Syrie, en lien avec les néoconservateurs va-t-en guerre américains.

Les obamistes se méfient de son aventurisme, d’où la prudence de l’OTAN face aux manigances turques pour obtenir l’imposition d’une « zone de sécurité » en Syrie, entraînant une intervention armée occidentale contre ce pays. La Turquie a provoqué la crise des flux migratoires vers l’Europe, en partie pour l’obliger à lui verser des compensations, en partie pour l’inciter à intervenir militairement contre la Syrie. Plusieurs autres pays ont été impliqués dans le gâchis auquel nous assistons, à commencer par les États-Unis, l’Arabie saoudite, le Qatar et la France. La responsabilité de la Turquie est toutefois particulièrement importante à ce stade-ci et ne doit pas être éludée.

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