Croix de repère

Les croix de chemin composent un héritage remarquable, mais fragile. Sur notre photo, une croix de chemin à Piopolis.
Photo: Olivier Zuida Le Devoir Les croix de chemin composent un héritage remarquable, mais fragile. Sur notre photo, une croix de chemin à Piopolis.

Elles sont près de 3000 à baliser les routes du Québec. Colorées, sobres, pimpantes, quelquefois un peu fatiguées, les croix de chemin composent un héritage remarquable, mais fragile.

Dressées fièrement aux intersections, à l’entrée des municipalités, près d’un champ ou d’une résidence, les croix de chemin s’inscrivent dans le sillage des premières croix de repère érigées sur la Côte-Nord, puis de la croix monumentale qu’a élevée Jacques Cartier à la pointe Penouille dans la baie de Gaspé, en 1534, afin de prendre possession du territoire. Les explorateurs qui ont suivi ont perpétué la tradition, qui s’est transmise aux colons. […]

Les usages des croix de chemin sont très diversifiés. La croix-église indique le lieu projeté de la première église d’une localité, lorsqu’un noyau villageois est formé. Certains propriétaires installent une croix de fondation (ou de pionnier) sur leur terrain, près de leur résidence, lorsqu’ils prennent possession d’un lot. Quant à la croix toponymique, elle marque le territoire : on en trouve à l’entrée des municipalités et aux croisées de chemins. Auparavant, à la fondation d’une paroisse, le curé demandait aux paroissiens de placer une croix aux limites est et ouest.

Située au milieu d’un rang, la croix de dévotion rassemble les gens pour diverses pratiques religieuses, dont les prières à la Vierge pendant le mois de Marie. Quelques-unes servent aussi au culte en l’absence d’une église, ou lorsque celle-ci est éloignée des fidèles. Élevée pour ses vertus protectrices, la croix talismanique se trouve généralement à proximité de champs cultivés : son rôle est de les protéger des désastres naturels qui menacent les récoltes.

La croix votive témoigne une reconnaissance. Selon le cas, on l’édifie à la suite d’une faveur obtenue (ex-voto) ou quand on s’est sorti indemne d’une situation où on était en danger de mort — au XIXe siècle, les dangers imprévisibles les plus fréquents sont la noyade, les incendies, les épidémies et les accouchements. Enfin, la croix commémorative souligne un moment important pour une localité ou pour son propriétaire. Sur les terrains privés, elle commémore souvent la mémoire d’un membre de la famille.

En plein essor

 

Au XIXe siècle, l’élévation de croix de chemin atteint sa plénitude avec l’introduction de pratiques en marge de l’église, telles que la prière du soir et le chapelet. Malgré leur caractère foncièrement religieux, elles entrent timidement dans la sphère laïque lorsque des croix sont illustrées dans des guides touristiques à l’intention des touristes anglophones.

Les grands événements historiques favorisent l’apparition massive de nouvelles croix. En 1934, lors du 400e anniversaire de la découverte du Canada, près de 450 écoles érigent une croix Jacques-Cartier typique, avec écusson azuré et fleurs de lys. La pandémie de grippe espagnole et la Première Guerre mondiale stimulent aussi l’élévation de plusieurs croix commémoratives et votives en 1918.

En 1922, l’archiviste et folkloriste amateur Édouard-Zotique Massicotte recense 250 croix de chemin. Il constate que certaines demeurent traditionnelles par leur fonction religieuse, tandis que d’autres ont acquis une valeur historique par leur ancienneté ou leur association à des événements tels que les rébellions de 1837. Selon lui, les croix historiques doivent être préservées, car elles font partie du patrimoine. Il faudra cependant attendre 1962 pour que le calvaire deVarennes, en Montérégie, devienne la première croix de chemin classée au Québec.

Contre vents et marées

 

Le Québec compte aujourd’hui environ 3000 croix de chemin. La conservation de ces artefacts est des plus délicates. Tout d’abord, ce patrimoine in situ est soumis au climat extrême du Québec. Il nécessite un entretien constant et parfois onéreux. De plus, la protection institutionnelle est difficile puisque la plupart des croix appartiennent à un propriétaire privé. Selon le Répertoire du patrimoine culturel du Québec, seules une cinquantaine de croix de chemin sont classées ou citées. Souvent, d’autres priorités ont préséance sur ce bien modeste.

Heureusement, la majorité des intervenants locaux s’entendent sur l’importance de préserver cet héritage et plusieurs instaurent des programmes de mise en valeur. Reste que les connaissances sur ce patrimoine ne sont plus à jour, alors qu’elles s’avèrent cruciales. Les dernières recherches d’ensemble datent de plus de 25 ans et ne tiennent pas compte des matériaux durables, des nouvelles pratiques et de l’importance accrue de l’aspect immatériel des croix de chemin. Au-delà de l’inventaire, des études à l’échelle régionale sont essentielles afin de favoriser l’ancrage des croix dans le lieu, car le moyen le plus efficace d’assurer leur pérennité demeure de faire connaître leur valeur au plus grand nombre. C’est en se les appropriant que le public deviendra leur protecteur le plus important.

 

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Des Idées en revues

Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique afin qu’ils présentent leur perspective sur un sujet qui les préoccupe ou dont ils traitent dans les pages de leur publication. Cette semaine, un extrait du numéro d’automne de la revue Continuité.


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