L’errance de nos penseurs
Nous désirons par la présente répondre à la lettre du 6 octobre sur la motion contre l’islamophobie adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale le 1er octobre 2015. Les trois cosignataires dénoncent certains amalgames, mais selon nous, ils pointent vers d’autres amalgames qui ne contribuent nullement à l’avancement du débat que connaît actuellement la société québécoise dans sa relation avec les communautés musulmanes.
En premier lieu, rappelons que le terme « islamophobie » a d’abord été utilisé par des anthropologues français au début du XXe siècle, en opposition à « islamophilie », comme principe d’administration française en Afrique centrale. Il avait donc un sens et un usage très différents qu’en donnent, dès 2003, l’essayiste polémiste française Caroline Fourest et Fiammetta Venner qui ont développé la thèse que le terme est une invention instrumentalisée par des mollahs iraniens comme arme de censure (idée reprise sous une certaine forme dans la lettre du 6 octobre). Rappelons également que son équivalent n’existe ni en persan ni en arabe.
Certes, ce terme pose de nombreux problèmes sémantiques et conceptuels, voire juridiques, qui ont été discutés par diverses organisations de lutte contre les discriminations, notamment par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (France) dans un rapport de 2013. Celle-ci souligne d’ailleurs qu’« islamophobie » a été utilisé dès 1998 par la Commission des droits de l’Homme des Nations unies, dès 2001 par l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes et par l’European Network Against Racism, dès 2008 par la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance et dès 2011 par l’UNESCO, pour ne nommer que certaines de ces organisations. Dans son acception actuelle, Le Grand Larousse (2014) le définit comme une « hostilité envers l’islam, les musulmans » et c’est en ce sens qu’il est accepté par ces importantes instances de lutte contre la discrimination.
En second lieu, en affirmant que « nombre de musulmans sont favorables à la charia », ce serait nier les nombreuses voix et organisations musulmanes qui, ici comme ailleurs, se sont élevées contre cette volonté limitée à certains mouvements plus radicaux. De même, nous considérons que l’affirmation « les adeptes de l’islam posent d’énormes problèmes d’intégration aux sociétés occidentales » tend à présenter un regard réducteur et idéologiquement orienté d’une réalité migratoire bien plus complexe, ce qui est malheureusement trop souvent le cas dans la sphère politique et médiatique qui relaye certains discours démagogiques. En mentionnant « les adeptes de l’islam », cela tend également à considérer la communauté musulmane comme un ensemble monolithique et monophonique. Or, cet amalgame erroné nous apparaît également réducteur de la diversité interne de la communauté musulmane tout en généralisant une situation limitée à certains cas particuliers à l’ensemble des musulmans qui se sont très bien intégrés aux sociétés occidentales.
Enfin, dans le mémoire présenté par les cosignataires de « L’errance de nos élus » à la commission sur la loi 59, on peut lire que le radicalisme islamique constitue « la véritable menace » de nos sociétés occidentales. Or, en considérant que « la radicalisation qui sévit aujourd’hui, ici comme ailleurs, émane du fondamentalisme islamique » et que « la très grande majorité des actes de terrorisme qui ensanglantent le monde sont commis par des fanatiques musulmans qui, au nom d’Allah, mènent la guerre sainte, le djihad, dans le but d’imposer à toute l’humanité la loi islamique, la charia », cela offre un regard réducteur qui nie une réalité plus complexe concernant la montée des mouvements, groupes et courants radicaux et extrémistes qui menacent la sécurité et la cohésion sociale tant en Occident qu’en Orient. Il ne convient donc pas de limiter cette radicalisation à l’islam. Rappelons que plusieurs actes terroristes sont commis au nom d’autres idéologies extrémistes, comme ceux d’Oklahoma City (1995), perpétrés par un sympathisant du Mouvement des miliciens, et d’Oslo (2011), perpétrés par un chrétien radical. Certes, il y a une montée du radicalisme islamique, mais cette dernière est également décriée par diverses organisations musulmanes, comme le Conseil français du culte musulman (2014), et rejetée par plusieurs membres de la communauté musulmane d’ici et d’ailleurs. En présentant une image diabolisée de l’islam qui repose sur une lecture de quelques versets haineux et violents qui se trouvent dans le Coran — des versets similaires se trouvent également dans la Torah et dans la Bible sans qu’on accuse le judaïsme et le christianisme d’être des religions fanatiques —, nous considérons que cela tend à dénaturer l’islam tel qu’il est compris et pratiqué par une majorité de croyants dans le monde qui ont appris à distinguer la lettre de l’esprit. Or, cette distinction n’est pas unique à l’islam, car elle est pratiquée par nombre de croyants d’autres religions.
Pour ces raisons et pour plusieurs autres, nous tenons à diffuser une opinion différente de celle émanant de cette lettre, car elle ne correspond pas à notre compréhension de la situation de l’islam et de la communauté musulmane, qu’il convient de considérer dans sa diversité, ni du débat actuel sur la laïcité québécoise. Les intellectuels et les penseurs québécois issus de nos universités doivent participer au débat sur la laïcité. Or, nous ressentons la responsabilité intellectuelle et citoyenne de diffuser un raisonnement critique, nuancé et scientifique qui repose sur une connaissance exacte des faits et de la situation.
* Steeve Bélanger, doctorant en sciences des religions (Université Laval) et en religions et systèmes de pensée (École pratique des hautes études, Paris), et cofondateur du média spécialisé la Montagne des dieux ;
Marie-Hélène Dubé, bachelière en sciences des religions (Université Laval) et candidate à la maîtrise en communication publique (Université Laval), et cofondatrice de la Montagne des dieux ;
Hugues St-Pierre, candidat à la maîtrise en sciences des religions (Université Laval), et cofondateur de la Montagne des dieux ;
Frédérique Bonenfant, candidate à la maîtrise en sciences des religions (Université Laval), et collaboratrice à la Montagne des dieux ;
Phuoc Thien Tran, candidat au baccalauréat intégré en sciences des religions (Université Laval), et collaborateur à la Montagne des dieux ;
Guillaume Patry, candidat au baccalauréat en sciences des religions (Université Laval), et collaborateur et stagiaire à la Montagne des dieux ;
Maude Vaillancourt, bachelière en sciences des religions (Université Laval) et candidate à maîtrise en sciences des religions (Université du Québec à Montréal) ;
Laurie Arsenault Paré, candidate au certificat général en sciences sociales, au baccalauréat en sciences des religions et à la maîtrise en service social (Université Laval) ;
Mylène Brunet, candidate au baccalauréat en sciences des religions (Université Laval) ;
Jessica Dionne, titulaire d’un certificat en science des religions (Université Laval), d’un certificat en immigration et relations interethniques (Université du Québec à Montréal) et candidate au baccalauréat en études politiques appliquées (Université de Sherbrooke) ;
Jean-Samuel Lapointe, candidat à la maîtrise en sciences des religions (Université Laval) ;
Anne-Sophie Allard, bachelière en sciences des religions (Université Laval) ;
Samuel Gaudreault-Belley, candidat au baccalauréat en science des religions et diplômé du DESS en éducation au collégial (Université Laval) ;
Andréanne Wahlman, candidate au baccalauréat en littérature.
— Jérôme Blanchet-Gravel, Claude Simard et Claude Verreault, « L’errance de nos élus », Le Devoir, 6 octobre 2015
En premier lieu, rappelons que le terme « islamophobie » a d’abord été utilisé par des anthropologues français au début du XXe siècle, en opposition à « islamophilie », comme principe d’administration française en Afrique centrale. Il avait donc un sens et un usage très différents qu’en donnent, dès 2003, l’essayiste polémiste française Caroline Fourest et Fiammetta Venner qui ont développé la thèse que le terme est une invention instrumentalisée par des mollahs iraniens comme arme de censure (idée reprise sous une certaine forme dans la lettre du 6 octobre). Rappelons également que son équivalent n’existe ni en persan ni en arabe.
Certes, ce terme pose de nombreux problèmes sémantiques et conceptuels, voire juridiques, qui ont été discutés par diverses organisations de lutte contre les discriminations, notamment par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (France) dans un rapport de 2013. Celle-ci souligne d’ailleurs qu’« islamophobie » a été utilisé dès 1998 par la Commission des droits de l’Homme des Nations unies, dès 2001 par l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes et par l’European Network Against Racism, dès 2008 par la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance et dès 2011 par l’UNESCO, pour ne nommer que certaines de ces organisations. Dans son acception actuelle, Le Grand Larousse (2014) le définit comme une « hostilité envers l’islam, les musulmans » et c’est en ce sens qu’il est accepté par ces importantes instances de lutte contre la discrimination.
En second lieu, en affirmant que « nombre de musulmans sont favorables à la charia », ce serait nier les nombreuses voix et organisations musulmanes qui, ici comme ailleurs, se sont élevées contre cette volonté limitée à certains mouvements plus radicaux. De même, nous considérons que l’affirmation « les adeptes de l’islam posent d’énormes problèmes d’intégration aux sociétés occidentales » tend à présenter un regard réducteur et idéologiquement orienté d’une réalité migratoire bien plus complexe, ce qui est malheureusement trop souvent le cas dans la sphère politique et médiatique qui relaye certains discours démagogiques. En mentionnant « les adeptes de l’islam », cela tend également à considérer la communauté musulmane comme un ensemble monolithique et monophonique. Or, cet amalgame erroné nous apparaît également réducteur de la diversité interne de la communauté musulmane tout en généralisant une situation limitée à certains cas particuliers à l’ensemble des musulmans qui se sont très bien intégrés aux sociétés occidentales.
Enfin, dans le mémoire présenté par les cosignataires de « L’errance de nos élus » à la commission sur la loi 59, on peut lire que le radicalisme islamique constitue « la véritable menace » de nos sociétés occidentales. Or, en considérant que « la radicalisation qui sévit aujourd’hui, ici comme ailleurs, émane du fondamentalisme islamique » et que « la très grande majorité des actes de terrorisme qui ensanglantent le monde sont commis par des fanatiques musulmans qui, au nom d’Allah, mènent la guerre sainte, le djihad, dans le but d’imposer à toute l’humanité la loi islamique, la charia », cela offre un regard réducteur qui nie une réalité plus complexe concernant la montée des mouvements, groupes et courants radicaux et extrémistes qui menacent la sécurité et la cohésion sociale tant en Occident qu’en Orient. Il ne convient donc pas de limiter cette radicalisation à l’islam. Rappelons que plusieurs actes terroristes sont commis au nom d’autres idéologies extrémistes, comme ceux d’Oklahoma City (1995), perpétrés par un sympathisant du Mouvement des miliciens, et d’Oslo (2011), perpétrés par un chrétien radical. Certes, il y a une montée du radicalisme islamique, mais cette dernière est également décriée par diverses organisations musulmanes, comme le Conseil français du culte musulman (2014), et rejetée par plusieurs membres de la communauté musulmane d’ici et d’ailleurs. En présentant une image diabolisée de l’islam qui repose sur une lecture de quelques versets haineux et violents qui se trouvent dans le Coran — des versets similaires se trouvent également dans la Torah et dans la Bible sans qu’on accuse le judaïsme et le christianisme d’être des religions fanatiques —, nous considérons que cela tend à dénaturer l’islam tel qu’il est compris et pratiqué par une majorité de croyants dans le monde qui ont appris à distinguer la lettre de l’esprit. Or, cette distinction n’est pas unique à l’islam, car elle est pratiquée par nombre de croyants d’autres religions.
Pour ces raisons et pour plusieurs autres, nous tenons à diffuser une opinion différente de celle émanant de cette lettre, car elle ne correspond pas à notre compréhension de la situation de l’islam et de la communauté musulmane, qu’il convient de considérer dans sa diversité, ni du débat actuel sur la laïcité québécoise. Les intellectuels et les penseurs québécois issus de nos universités doivent participer au débat sur la laïcité. Or, nous ressentons la responsabilité intellectuelle et citoyenne de diffuser un raisonnement critique, nuancé et scientifique qui repose sur une connaissance exacte des faits et de la situation.
* Steeve Bélanger, doctorant en sciences des religions (Université Laval) et en religions et systèmes de pensée (École pratique des hautes études, Paris), et cofondateur du média spécialisé la Montagne des dieux ;
Marie-Hélène Dubé, bachelière en sciences des religions (Université Laval) et candidate à la maîtrise en communication publique (Université Laval), et cofondatrice de la Montagne des dieux ;
Hugues St-Pierre, candidat à la maîtrise en sciences des religions (Université Laval), et cofondateur de la Montagne des dieux ;
Frédérique Bonenfant, candidate à la maîtrise en sciences des religions (Université Laval), et collaboratrice à la Montagne des dieux ;
Phuoc Thien Tran, candidat au baccalauréat intégré en sciences des religions (Université Laval), et collaborateur à la Montagne des dieux ;
Guillaume Patry, candidat au baccalauréat en sciences des religions (Université Laval), et collaborateur et stagiaire à la Montagne des dieux ;
Maude Vaillancourt, bachelière en sciences des religions (Université Laval) et candidate à maîtrise en sciences des religions (Université du Québec à Montréal) ;
Laurie Arsenault Paré, candidate au certificat général en sciences sociales, au baccalauréat en sciences des religions et à la maîtrise en service social (Université Laval) ;
Mylène Brunet, candidate au baccalauréat en sciences des religions (Université Laval) ;
Jessica Dionne, titulaire d’un certificat en science des religions (Université Laval), d’un certificat en immigration et relations interethniques (Université du Québec à Montréal) et candidate au baccalauréat en études politiques appliquées (Université de Sherbrooke) ;
Jean-Samuel Lapointe, candidat à la maîtrise en sciences des religions (Université Laval) ;
Anne-Sophie Allard, bachelière en sciences des religions (Université Laval) ;
Samuel Gaudreault-Belley, candidat au baccalauréat en science des religions et diplômé du DESS en éducation au collégial (Université Laval) ;
Andréanne Wahlman, candidate au baccalauréat en littérature.
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Le déclencheur
« En soutenant cette motion qui “ s’inquiète de l’augmentation des vidéos et des déclarations à caractère islamophobe et raciste ”, nos députés ont avalisé, au plus haut niveau, le concept douteux d’islamophobie. Or, ce concept amalgame abusivement race et religion, et il a été instrumentalisé par les islamistes eux-mêmes pour empêcher toute critique de l’islam. »— Jérôme Blanchet-Gravel, Claude Simard et Claude Verreault, « L’errance de nos élus », Le Devoir, 6 octobre 2015