Les risques des réticences françaises

Philippe Couillard a rencontré Matthias Fekl (à droite), secrétaire d’État chargé du commerce extérieur.
Photo: Nicolas Tucat Agence France-Presse Philippe Couillard a rencontré Matthias Fekl (à droite), secrétaire d’État chargé du commerce extérieur.

Le 4 mars, dans le cadre de sa visite officielle en France, Philippe Couillard rencontrait Matthias Fekl, le secrétaire d’État français chargé du commerce extérieur. M. Fekl a alors présenté au premier ministre québécois l’essentiel des réticences françaises à l’égard de l’Accord économique et commercial global Canada-Union européenne (AECG) signé en septembre 2014 et que les parties signataires doivent maintenant ratifier. Parlant au nom du gouvernement français, M. Fekl a fait valoir que le mécanisme d’arbitrage des différends entre investisseurs et États que prévoit l’AECG doit être entièrement repensé ou retiré de l’accord.

Prudemment, le premier ministre s’est contenté d’indiquer qu’il ne partageait pas tout à fait les vues du secrétaire d’État. Le contexte diplomatique ne permettait sans doute pas à la délégation québécoise d’aller plus avant sans froisser ses hôtes. Mais maintenant qu’une réouverture des négociations est demandée, il est peut-être temps que certains arguments soient présentés de façon un peu plus directe à nos cousins français.

Les dispositions de l’AECG qui prévoient l’arbitrage investisseur-État ne sont pas particulièrement novatrices. Des dispositions du même genre existent dans plus de 3000 traités bilatéraux de par le monde. Des dizaines d’accords de libre-échange contiennent aussi ce type de recours. Avant que le traité de Lisbonne ne prévoie que la protection des investissements relève de l’UE et non plus des États membres de l’Union, la France avait signé 104 accords de protection des investissements, dont un grand nombre comportaient des clauses de ce type. Sur le plan multilatéral, la Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États (Convention CIRDI) de 1965 prévoit une procédure d’arbitrage finement réglée que les États parties peuvent voir appliquer dans les conflits les impliquant ou impliquant leurs nationaux. La France est partie à la Convention CIRDI depuis 1967. Encore récemment, elle a désigné huit de ses plus éminents juristes pour être arbitres ou conciliateurs dans des procédures CIRDI. Au moins 31 fois, des entreprises françaises se sont prévalues d’un mécanisme CIRDI.

On se souvient qu’en 1998 le gouvernement Jospin avait largement contribué à faire capoter les négociations de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI). Pourtant, dans les années qui ont suivi, la France a maintes fois ratifié des dispositions identiques à celles qu’elle avait dénoncées. Et les accords de protection des investissements ont proliféré dans le dernier quart de siècle. On peut se demander aujourd’hui ce que la France espère du rejet d’un système qu’elle a à la fois décrié et promu.

Le rejet d’un système éprouvé

Pour expliquer les craintes françaises, Matthias Fekl a évoqué des recours engagés contre l’Allemagne (retrait de programmes nucléaires) et contre l’Australie (règles d’étiquetage neutre pour les paquets de cigarettes). Les décisions finales ne sont pas rendues dans ces affaires. Certes, des décisions arbitrales parfois choquantes ont pu être rendues en faveur d’investisseurs qui demandaient réparation après l’application de mesures gouvernementales bien légitimes. Certes, le système de règlement des différends par l’entremise d’arbitrages n’est pas le plus transparent. Mais les reproches que l’on fait à l’arbitrage investisseur-État peuvent être faits à bien des organismes.

Il faut répondre aujourd’hui aux représentants de l’UE que la jurisprudence en droit des investissements étrangers est désormais plus prévisible et plus équilibrée. Les États peuvent arriver à démontrer que leurs mesures d’intérêt public, si elles portent atteinte aux intérêts des investisseurs étrangers, ne donnent pas forcément droit à une réparation. Les Canadiens, liés aux États-Unis par l’ALENA et son fameux chapitre 11, sont bien placés pour en témoigner. L’affaire Centurion n’a pas ébranlé nos systèmes universels d’assurance-maladie. Le recours de Dow Chemicals n’a pas empêché le gouvernement du Québec d’interdire le pesticide 2,4-D.

Au lieu de se mettre en marge d’un système qui gagne en ampleur et en précision, la France et l’UE auraient grand avantage à contribuer à construire un droit international des investissements permettant un juste équilibre entre protection des investisseurs et nécessaires pouvoirs publics.

Après cinq ans de négociations, demander le retrait des dispositions sur l’arbitrage investisseur-État est particulièrement maladroit et envoie de bien mauvais signaux aux partenaires économiques de l’UE. Que vaut le mandat des représentants de la Commission européenne à la table des négociations ? Que valent l’accord de principe de 2013 et la signature officielle de 2014 ?

Les États-Unis — qui ont entamé avec l’Union les négociations en vue de conclure le Transatlantic Trade and Investment Partnership (T-TIP) — risqueraient de ne pas comprendre cette volte-face européenne et, face à un partenaire semblant inconstant, pourraient vouloir ralentir les négociations. Le pouvoir exécutif américain pourra se consoler en consacrant tous ses efforts à faire aboutir les négociations du Trans-Pacific Partnership, qui regroupe 12 pays, dont le Japon, l’Australie, et Singapour. L’UE n’a pas de telle option de rechange. Pour le Canada et le Québec, l’heure n’est pas à concéder quoi que ce soit à l’UE. Le contexte politique, économique et juridique met toute la pression de l’autre côté de l’océan.
 

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