«Parti pris» et après

Xavier Dolan, entre deux prises, sur le plateau de «Mommy», aux côtés de l'actrice Anne Dorval. 
Photo: Shayne Laverdière Xavier Dolan, entre deux prises, sur le plateau de «Mommy», aux côtés de l'actrice Anne Dorval. 

Il y a une cinquantaine d’années, les rédacteurs de la revue Parti pris, reprenant à leur compte le diagnostic du Frère Untel concernant l’état de la langue parlée au Québec, considèrent que cette question ne saurait se discuter sans une analyse préalable de la situation politique et du statut social accordé à cette langue. Prenant conscience de l’état de demi-colonialisme dans lequel se trouve alors le Québec, ces écrivains perçoivent la dégradation de leur langue comme effet de cette domination. Elle devient pour eux symptôme et cicatrice. Poètes et romanciers s’engagent alors dans une pratique volontariste d’une « langue humiliée », langage vernaculaire montréalais appelé joual et parlé par les classes laborieuses. Dans la situation particulière du Québec des années 1960, leur pratique diffère de l’usage du parler populaire utilisé jusque-là dans les romans, « effets de réel » à portée décorative. Écrire est alors un acte de dévoilement qui s’affirme tout autant acte de rébellion et de contestation. Le désir de réalisme, ou l’intention de « faire vrai », s’y affiche comme un réel parti pris. Décrire devient d’écrire, soit une interrogation sur le pourquoi et pour qui écrire. Une pratique du soupçon.

La polémique qui suivit, la fameuse « querelle du joual », fut déterminante : elle a servi de catalyseur à une génération d’écrivains qui, sans vouloir proposer un « système littéraire » fondé sur le parler populaire montréalais ni une nouvelle langue différente du français, a tenu à revendiquer la liberté entière du créateur. Et Gérald Godin de préciser : « Le bon français est l’avenir souhaité du Québec, mais le joual, c’est son présent. » Cependant, on s’est vite rendu compte que cette langue humiliée était devenue, sous la plume d’un Jacques Renaud dans Le cassé, un véritable blues de la dépossession et avait donné lieu, dans Les cantouques de Godin, à une poésie démaquillée, parodique et tendre.

Quelques années après l’aventure de Parti pris, alors que la revue cesse ses publications, en 1968, des Belles-Soeurs en colère font leur apparition sur la scène d’un théâtre subventionné, le Rideau-Vert, et relancent la polémique. Et Tremblay d’avoir à son tour besoin de se défendre et d’expliquer. Il dit faire un théâtre de « claque sur la gueule » et du joual une arme politique, une arme linguistique, mais au second degré, sans démonstration apparente. Il avoue aussi avoir littérarisé le joual. Bien vite, le succès hors frontière vient légitimer son projet. Le critique du Monde Jacques Cellard écrit en 1973 que « la pièce est en joual comme Andromaque est en alexandrins parce qu’il faut une langue à une oeuvre et une forte langue à une oeuvre forte ».

Les coups de poing de Mommy

 

On croyait le débat clos. Voilà qu’il surgit de nouveau avec Mommy, du très talentueux Dolan — qui lui-même s’exprime aussi bien en français qu’en anglais. La langue des personnages fait problème et attire l’attention. On reproche au cinéaste ses dialogues que l’on pourrait décrire comme ayant recours à « une langue verte, populaire, et quelquefois française », mots avec lesquels Godin expliqua ses Cantouques. Mais cette langue, qualifiée de « sabir argotique » par le critique de Libération qui dit en comprendre la musique plus que le sens, est surtout réservée aux situations de choc entre l’adolescent et sa mère. À côté de ce registre de l’excès, de l’outrance, de la démesure, existe celui de l’aphasie, de l’impuissance à parler représenté par la voisine, incapable de dire ses sentiments. Celui encore de la directrice d’établissement à l’accent pointu et au discours condescendant. Celui enfin de la langue normative, évoquée par la possibilité d’un travail de traduction effectué par la mère avec l’aide du dictionnaire. Traduction présente également dans les sous-titres rendus nécessaires pour le public francophone hors Québec (même parfois pour le public québécois).

Il est difficile de croire que cette thématisation de la langue n’a pas été consciemment orchestrée par un réalisateur soucieux du moindre de ses effets. Emprisonnés dans leur relation fusionnelle, la mère et le fils entonnent un nouveau blues de la dépossession, ou plutôt une sorte de rap urbain désespéré et provocant. Mais alors que pour les écrivains de Parti pris, il s’agissait au départ de dénoncer l’état de désintégration d’une langue, le propos, ici, sert davantage à dévoiler l’indifférence d’une société devant la souffrance en utilisant les mots comme autant de coups de poing lancés au visage des spectateurs. Une langue symptôme, là encore, qui renvoie à plus de questions que de réponses.
 

À voir en vidéo