Cent ans de solidarité féminine

Des bénévoles du Cercle des fermières de Cowansville confectionnent des baluchons destinés à des enfants des Centres jeunesse.
Photo: Caroline Montpetit Le Devoir Des bénévoles du Cercle des fermières de Cowansville confectionnent des baluchons destinés à des enfants des Centres jeunesse.

Des centaines de milliers de femmes ont, durant le XXe siècle, participé à faire des Cercles de fermières une des organisations qui ont préparé la voie aux féminismes québécois, tels qu’ils s’expriment aujourd’hui. Dans l’ouvrage que j’ai consacré à leur histoire (Femmes de parole, histoire des Cercles de fermières, Le Jour, 1990), j’avais déjà montré comment les Cercles avaient réussi à maintenir des rapports étroits tant avec l’État et son ministère de l’agriculture, qui leur attribuait de maigres subventions, qu’avec l’Église et ses aumôniers qui ne pouvaient pas ne pas être présents à leurs réunions. Plutôt que de les considérer, selon la terminologie de certains, comme « inféodés » à l’Église ou à l’État, j’ai au contraire montré que les Cercles avaient été à l’initiative d’une relation duelle qui leur a permis de développer un espace public propre aux femmes.

C’est d’ailleurs cette autonomie relative qui leur a permis de s’émanciper de la tutelle de l’Église en 1942, lorsque cette dernière leur a demandé de s’aligner sur les structures paroissiales alors que les Cercles avaient leurs propres modes d’organisation. L’Église a alors créé sa propre organisation, l’Union catholique des fermières, qui n’eut toutefois pas le succès espéré. Cette rupture majeure eut certes des conséquences importantes sur les Cercles puisqu’ils perdirent de nombreuses militantes dans le processus. Mais les Cercles ont malgré tout persisté et défendu farouchement leur autonomie, maintenant ainsi au cours des années un espace de sociabilité et de solidarité entre femmes.

Ce que cette rupture avec l’Église signale en outre, c’est la capacité qu’ont ces femmes à faire la distinction entre leur foi catholique (du domaine privé et personnel) et l’alignement de leur organisation sur les décisions de l’Église (du domaine public et politique). Cette séparation entre les domaines de la croyance privée et de l’intervention publique est au coeur de ce que l’on appelle aujourd’hui la laïcité. Ce n’est pas anodin. En ce sens, les Cercles participent au processus de sécularisation de la société québécoise durant le règne de Duplessis, que d’aucuns ont qualifié de Grande Noirceur. Bien avant la Révolution tranquille, les Cercles sont un agent important de la modernité québécoise.

Contribution importante

 

Une nouvelle génération de jeunes femmes est aujourd’hui prête à reconnaître la contribution essentielle des Cercles dans la transmission de savoirs féminins tels que l’artisanat, la fabrication de conserves, le tissage de courtepointes et tout ce que l’on appelait alors l’économie domestique. Notons toutefois que ces activités ne reçoivent ni les subventions ni n’ont le statut de cet immense tiers secteur de l’économie sociale dont nous sommes tellement fiers au Québec. Pourtant les compétences et les savoirs de ces femmes comme leur production dite domestique font partie intégrante d’une vision écologique de la vie en société.

La contribution des Cercles à la socialisation des femmes d’origines diverses (qu’elles viennent du village voisin ou d’Haïti) compense-t-elle leur opposition au droit de vote des femmes et à l’avortement ? Avec la Révolution tranquille et l’émergence d’un féminisme revendicatif et égalitaire, cette position les a mis à l’écart du féminisme organisé (que ce soit à la FFQ ou à l’AFEAS). Doit-on pour autant les considérer comme hostiles au féminisme ? Je ne le crois pas.

Les Cercles de fermières ont permis aux femmes de toutes les catégories sociales et de toutes les origines géographiques de développer une « agentivité » ou capacité d’agir qu’on ne veut toujours pas leur reconnaître. Ce refus de considérer les Cercles comme une organisation déterminante dans le développement des féminismes au Québec s’apparente davantage à un déni de sa propre histoire et témoigne d’une intransigeance qui n’a pas sa place. La vitalité du féminisme vient de la diversité de ses positionnements et de l’enracinement de ses organisations dans l’histoire. Les Cercles de fermières pratiquent la solidarité féminine depuis maintenant cent ans, célébrons-les !

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