Qui es-tu, «Charlie», d’où viens-tu?

Une caricature d'Honoré Daumier parue dans «Le Charivari» le 19 décembre 1857
Photo: Honoré Daumier LACM Une caricature d'Honoré Daumier parue dans «Le Charivari» le 19 décembre 1857

Nous, historiens de la presse, chercheurs et étudiants qui nous intéressons à plus de trois siècles de journalisme en France, sommes horrifiés par le drame qui a frappé la rédaction de Charlie Hebdo. Pour prendre une partie de la mesure de ce qui a été touché le mercredi 7 janvier, et à l’heure où tous les regards vont naturellement se tourner vers l’islamisme radical et vers l’actualité répétée des tensions internationales de ces dernières années, il faut aussi regarder plus loin, vers le passé, et comprendre d’où vient Charlie Hebdo, à quel genre de presse il appartient et ce qui, dans la longue durée, a été touché au coeur.

Il faut se rappeler que, si l’histoire de la presse satirique en France est ancienne, elle est née dans sa dimension moderne, politique et frondeuse, telle que nous la connaissons encore aujourd’hui, lors de la Révolution de 1789. C’est bien sûr avec la mise en place d’un espace public libre, où la représentation journalistique permet la représentation politique et donc l’expression du jeu démocratique dans toute sa portée, que sont nés les ancêtres de Charlie Hebdo. L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen libère la presse de toute censure : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux pour l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement. » Sur cette libération formidable des énergies médiatiques, des dizaines et des dizaines de journaux sont fondés à Paris dès l’automne 1789, et, parmi eux, bien sûr, de petits journaux contestataires, enflammés, engagés, dénonçant tantôt les forces conservatrices et contre-révolutionnaires, tantôt la légitimité des députés. Parmi ces titres, le plus connu est sans doute Le Père Duchesne, d’Hébert, au langage populaire et cru, ou encore L’Ami du peuple, de Marat, journaliste et homme politique assassiné en 1793, et quantité de petites feuilles frondeuses et comiques de toutes obédiences.

«Petite presse»

Mais la France va connaître ensuite deux siècles de presse satirique mouvementée. L’espace ouvert par 1789 se referme rapidement à la fin du siècle, puis, sous Napoléon et tout au long du XIXe siècle, la presse demeure surveillée, jusqu’à la loi de libéralisation de 1881 qui pose les bases du système législatif encore en vigueur aujourd’hui. Au coeur du XIXe siècle apparaissent les véritables ancêtres de Charlie Hebdo : ils appartiennent à ce qu’on appelle la « petite presse », souvent parisienne, humoristique et engagée, luttant contre le pouvoir et tournant les puissants en ridicule. Surtout, elle est souvent illustrée, ce qui n’était pas encore le cas des journaux en 1789. Caricaturistes et illustrateurs comiques de l’actualité investissent ses pages. Nous sommes au coeur de ce qui s’est joué à Paris chez Charlie Hebdo : l’image frappe et, souvent, choque. Elle contient une charge émotive, politique et humoristique que seul le dessin est apte à rendre.

Des titres et des dessinateurs passent à la postérité : La caricature, Le Figaro (ancêtre de l’actuel quotidien parisien), Le Rire, Le Charivari, La Lune, Le Grelot, Le Sifflet, Le Pétard, Le Triboulet… Ces titres montrent combien cette petite presse se fonde sur le coup d’éclat et le coup de gueule. Honoré Daumier, Charles Philipon, André Gill sont les ancêtres des Cabu, Charb, Wolinski, Tignous, Honoré. Nombre d’entre eux ont connu les procès, la prison, les lourdes condamnations, la saisie des presses. Mais ils finissent toujours par triompher, et le genre de la petite presse française connaît même un mouvement de diffusion international. Le Québec de la fin du XIXe siècle a par exemple lui aussi fondé ses Charivari, Scie, Farceur, Ami du peuple et autre Canard !

À partir de 1900, grâce à la loi de 1881 et aux avancées techniques qui permettent de belles reproductions en couleur à moindres frais, le dessin satirique connaît son âge d’or. Il s’engage dans les grands enjeux républicains : la séparation de l’Église et de l’État (les lois Combes de 1903-1905) tout particulièrement donne lieu à un dessin anticléricaliste virulent. Les hebdomadaires Le Père Peinard et L’Assiette au beurre sont sans doute les titres les plus emblématiques : quiconque feuillette les pages de L’Assiette pourra se rendre compte à quel point ce que les dessinateurs assassinés cette semaine devaient à leurs illustres ancêtres que furent Steinlen, Kupka, Valloton, Grandjouan, Roubille, Jossot et bien d’autres, offrant aux lecteurs de grandes pages très colorées et mordantes. La classe politique, les bien nantis, l’armée, l’Église : rien n’est épargné, comme le montrent aussi les violentes charges antisémites de Forain et Caran d’Ache, dans Psst… !, à l’autre bout du spectre politique.

XXe siècle

Célébrissime et encore vivant, Le Canard enchaîné est lancé en 1916, alliant enquêtes fouillées et dessins de Gassier, Ferjac Monier et d’autres. L’entre-deux-guerres est un long moment de tensions idéologiques, alors que la montée du fascisme canalise de nombreux débats intellectuels et politiques. Mais la diversification de l’offre médiatique — cinéma, radio, bientôt télévision — transforme profondément le paysage médiatique et la presse écrite constitue désormais une offre d’information et de divertissement parmi d’autres. Charlie Hebdo est né dans un tel contexte, ce qui explique que l’hebdomadaire endeuillé avait peu de concurrents, la frénésie de multiplication des titres de la petite presse frondeuse, aux titres innombrables, s’étant atténuée après la Première Guerre mondiale. Néanmoins, la presse satirique a toujours connu des engagements diversifiés, à l’extrême droite notamment avec Minute, lancé en 1962, ou encore l’éphémère mais important Enragé de 1968, qui réunissait certains membres de l’actuel Charlie Hebdo.

Né sur les cendres d’Hara-Kiri, « journal bête et méchant » lancé en 1960 qui avait connu son lot de tensions avec le monde politique et avec De Gaulle, Charlie Hebdo est donc l’héritier d’un genre de presse qu’il ne faut pas tenter de comprendre dans sa seule insertion dans la plus immédiate actualité. Les morts du 7 janvier 2015 sont allés rejoindre une longue lignée d’ancêtres qui ont connu leur lot de succès, de drames et de peines. Mais, aussi loin qu’on remonte dans l’histoire de la presse française, on ne trouve pourtant rien qui ne soit aussi tragique et brutal que ce qui vient de se passer. Certes, les journalistes ont souvent payé chèrement leur engagement, notamment en montant aux barricades des révolutions de 1789, 1830 et 1848 ou encore de la Commune de Paris en 1871 ; et on peut ajouter à cette liste dramatique les nombreux journaux de tranchées durant la Première Guerre mondiale (d’ailleurs souvent humoristiques, réalisés par des soldats-journalistes) ou la presse clandestine de la Résistance pendant la Seconde. Mais on ne trouve rien de tel dans l’histoire, d’aussi brutalement, tragiquement et délibérément dirigé contre une salle de rédaction. Ce qu’on a tenté de tuer ce mercredi, c’est la charge libératrice du rire médiatique, qui est, depuis 1789 au moins dans le monde francophone, l’un des fondements de nos sociétés démocratiques.

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