Du bon usage de la barbarie et de la folie

Qui prendrait au sérieux un vampire prétendant mordre ses victimes par devoir éthique ou par obligation morale ? Tout le monde verrait bien là une pitoyable tentative de justifier l’injustifiable. Un pays qui part en guerre ressemble à un vampire qui n’oserait avouer sa soif de sang, et chercherait au contraire à (se) convaincre qu’il n’est animé que par des considérations éthiques.
À la fin du mois d’août, en regardant CNN, je me suis dit qu’il allait bientôt pleuvoir des bombes. En effet, l’animateur était heureux de proposer un entretien avec la mère d’un otage occidental qui venait d’être décapité en Irak, suivi d’une conversation avec le correspondant en poste au Liban qui présentait les miliciens du groupe État islamique comme des fanatiques, des barbares et des fous.
Je me suis dit : parce que nous ferons la guerre aux barbares et aux fous, nous ne serons ni barbares ni fous. J’ai réalisé que je n’avais jamais vu d’entrevue d’une mère d’une victime de ces milliers d’exécutions sommaires et extraterritoriales effectuées depuis une dizaine d’années par les États-Unis par des drones, au Pakistan, au Yémen et ailleurs. Je me suis demandé que pouvaient bien penser et ressentir ces mères au sujet des soldats contrôlant à distance ces avions sans pilote qui larguent des bombes sur de parfaits inconnus, soufflant au passage quelques civils. Considèrent-elles qu’il s’agit d’une manière civilisée et rationnelle d’exécuter leur enfant ?
Je me suis rappelé qu’au début des années 1990, nous avions été bluffés par les images télévisées des bombardements aériens contre l’Irak de Saddam Hussein. Ces images ressemblaient à celles d’un jeu vidéo. On ne voyait jamais de morts et des experts nous parlaient de « bombes intelligentes », de « frappes chirurgicales » et de « dommages collatéraux ». Ah ! que notre guerre était jolie ! Et propre. Quelques mois plus tard, nous apprenions qu’il y avait eu des morts par dizaine de milliers, dont un grand nombre de civils. Les médias ont fait leur mea culpa, admettant avoir été manipulés, voire contrôlés par les propagandistes militaires. Les journalistes nous promettaient alors qu’on ne les y reprendrait plus… jusqu’à la prochaine guerre.
Folie et raison
Évidemment, nous pourrions penser que cette nouvelle guerre n’a rien à voir avec la barbarie et la folie, et tout à voir avec des calculs diplomatiques, géostratégiques, économiques (le pétrole, les contrats à l’industrie d’armement) et, peut-être, électoraux. Nous pourrions même avancer que l’Occident agit de manière bien folle dans cette région depuis une vingtaine d’années (et bien avant), provoquant la haine de l’Occident par son appui à des régimes autoritaires et militaristes, dont Israël, et par ses propres guerres.
Mais quand on veut lancer une nouvelle guerre, il n’est pas bien utile que la population se perde dans de telles réflexions. Heureusement, on peut toujours compter sur nombre de politiciens, de journalistes et d’universitaires pour élever la voix et nous expliquer à quel point l’ennemi est un barbare et un fou, à quel point il est inhumain. Cette fois n’est qu’une fois de plus : ces miliciens constituent un « cancer » (Barack Obama, président des États-Unis), ce sont des « barbares repoussants » (David Cameron, premier ministre britannique) aux « comportements odieux » (Philippe Couillard, premier ministre du Québec) et l’engagement militaire canadien répond « à une obligation morale », car ils mènent « une guerre d’une barbarie sans nom » (Bernard Descôteaux, directeur du Devoir). L’objectif est toujours de nous convaincre que nous avons une obligation d’appuyer la guerre contre l’ennemi barbare et fou, et que ce faisant nous sommes civilisés et rationnels.
Barbarie et civilisation
Si le barbare d’aujourd’hui peut être le civilisé d’hier, et vice versa, les promoteurs de la guerre savent bien rapidement modifier leur diagnostic. Ainsi, en Occident dans les années 1980, nous pensions que les miliciens islamistes en Afghanistan étaient des amis de la civilisation lorsqu’ils combattaient le régime marxiste à Kaboul appuyé par l’armée soviétique. Nous ne savions pas que ce régime marxiste avait promulgué des lois émancipant les femmes et rendant l’école obligatoire pour les filles, ce qui avait provoqué l’insurrection. À l’époque de la guerre froide, les Soviétiques étaient les barbares, les miliciens islamistes nos alliés et nos amis. Les États-Unis et l’Arabie saoudite les finançaient et les armaient, avec comme entremetteur un certain Oussama ben Laden. Bien plus tard, ce même Ben Laden aurait orchestré l’attaque aérienne contre les États-Unis du 11 septembre 2001. Un professeur de l’Université Laval avait alors expliqué au sujet des responsables de cette attaque, dans les pages du Devoir, que « [d]ésormais, un rat doit être appelé un rat, reconnu comme tel et distingué des autres espèces ».
Aujourd’hui, personne ne s’émeut de trouver l’Arabie saoudite dans la coalition qui mène la guerre au groupe État islamique. Pourtant, au moment où le premier otage occidental était décapité, les autorités saoudiennes décapitaient quatre condamnés à mort. Leur crime ? Possession de haschisch… Oui, oui, du simple haschisch. La peine de mort y est aussi possible pour vol ou apostasie et environ 80 personnes ont été décapitées l’année dernière par nos amis et alliés saoudiens (je ne féminise pas : les femmes n’y ont aucun droit politique et ne peuvent pas même conduire une voiture). Curieusement, aucun politicien, journaliste ou universitaire ne nous explique que nous avons une obligation morale de bombarder Riyad. Barbare ou civilisé, fou ou rationnel, tout cela ne dépend que des jeux d’alliances et des intérêts de nos élites.
Aujourd’hui, le chef d’État qui nous mène à la guerre n’est nul autre que Barack Obama. Oui, celui-là même qui a reçu le prix Nobel de la paix en 2009. Et nous serions rationnels ? Oublions l’« obligation morale » d’appuyer et de mener des guerres contre la barbarie et la folie des autres. La seule véritable obligation morale que nous avons, c’est face à notre propre barbarie, notre propre folie. La guerre est toujours une barbarie, sa justification une certaine folie. Reste à rêver de paix. Naïf, me dira-t-on. Sans doute. Mais parce que je rêve…
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