Le bonheur? Connais pas!

En lisant le texte de Réjean Bergeron, mon collègue, professeur de philosophie au cégep Gérald-Godin (« Je veux être un esclave », Le Devoir, 30 août 2014), je fus fort étonné qu’il ait oublié que le but de l’existence — du moins chez les philosophes anciens et jusqu’à l’époque des Lumières — était le Bonheur. Pour nous, comme pour toute la société d’ailleurs, la Liberté seule compte. Contrairement à Aristote qui enseignait que pour être libre, il faut d’abord être vertueux, le bonheur est devenu caduc. En tout cas, il n’est plus la visée principale de nos vies. Le bonheur est affaire personnelle, et la société l’a relégué aux oubliettes. Pourtant, ce fut l’objet antique de la quête philosophique.
On attribue à John Lennon ce mot percutant de sagesse : « Quand j’étais petit, ma mère m’a dit que le bonheur était la clé de la vie. À l’école, quand on m’a demandé d’écrire ce que je voulais être plus tard, j’ai répondu “ heureux ”. Ils m’ont dit que je n’avais pas compris la question, je leur ai répondu qu’ils n’avaient pas compris la vie. »
Les autorités scolaires modernes soutiennent en effet mordicus que le but de l’éducation est la liberté ; devenir un citoyen responsable et autonome. Le bonheur ? Connais pas ! De sorte que pour devenir un bon citoyen d’une démocratie libérale, il convient de développer un « esprit critique. » Voilà la conception moderne de l’éducation « citoyenne » que défend Réjean Bergeron — comme d’ailleurs la vaste majorité de mes collègues.
Le bonheur fait trop subjectif, personnel, inclinant vers l’individualisme — qui est à proscrire avec horreur par nos chantres des démocraties libérales. Aristote — qu’écorche pourtant au passage Bergeron — tenait, lui, que les êtres humains sont « faits » pour le bonheur (eudaimonia). Leur finalité est celle d’être heureux. Pas d’être libres. Car pour être libre, il faut du courage, c’est-à-dire de la vertu. Aussi, l’éducation que prônait le maître du Lycée est une éducation à la vertu. Connaître — activité éducative par excellence — était aussi tenu comme une vertu. Si l’on souhaite faire un pied de nez à la soi-disant marchandisation du savoir, il faut revenir à l’éducation à la vertu. « Toi, à quoi tu sers ? » À être heureux, c’est-à-dire vertueux.