Pour un dialogue entre le «rap keb» et l’intelligentsia québécoise

Le groupe Alaclair ensemble, qu'écoute (et apprécie) le rappeur Rod le Stod.
Photo: Festival d’été de Québec Le groupe Alaclair ensemble, qu'écoute (et apprécie) le rappeur Rod le Stod.

Un débat a lieu en ce moment concernant la bâtardisation de la culture québécoise qui s’observerait à travers le prisme des chansons de Dead Obies et autres Loud Lary Ajust de ce monde. C’est le constat que font Mathieu Bock-Côté, qui dénonce la « créolisation » de la langue française dans la culture rap francophone, et Christian Rioux qui, en 2012, comparait le chiac de Radio Radio à une « sous-langue d’êtres handicapés en voie d’assimilation ».

 

De l’autre côté, il y a les Léa Clermont Dion, Marc Cassivi et autres qui défendent la libre création artistique, la beauté du métissage et l’ouverture au monde. Il est clair que les deux clans sont campés sur leurs positions respectives et peu enclins à prendre en considération le point de vue de l’autre. Or, tout n’est pas blanc, tout n’est pas noir, la zone grise est de mise dans le débat de la franglicisation de Montréal et du Québec. Il vaut mieux avoir un dialogue constructif que de s’empêtrer dans une prise de bec démagogique.

 

En tant que rappeur montréalais qui milite en faveur de la promotion et de la protection de la langue française, je me suis senti interpellé. On va commencer par mettre les choses au clair. J’écoute du Loud N Lary, j’écoute du Dead Obies, j’écoute du Alaclair Ensemble et j’aime ce qu’ils font, particulièrement pour les gros beats et la musicalité du flow (vous remarquerez ici l’inclusion de termes anglophones dans une phrase dont la structure est française). La voix des rappeurs me semble être un instrument comme un autre, les paroles servant davantage à agrémenter la mélodie qu’à illustrer un propos. Inspirées de la culture rap américaine, leurs chansons me permettent de me vider l’esprit, de relaxer, d’être heureux.

 

Maintenant que c’est dit, arrivons-en au coeur du sujet. Limiter le débat actuel à un simple enjeu artistique est réducteur quant à l’importance de la langue pour une nation. Chaque langue reflète et véhicule une vision du monde particulière. Enfant, nous construisons notre code émotif grâce à notre parler, le langage est le berceau des états d’âme que nous exprimerons tout au long de notre vie. Le fait d’avoir le français comme langue maternelle façonne notre regard sur le monde, nos manières d’être et de penser. Bien sûr que la langue évolue dans le temps et qu’elle est influencée par des spécificités régionales, mais il demeure que le français est notre bien commun national. Tant que le Québec ne sera pas souverain, la question de la langue sera toujours pertinente et il faudra continuer de se battre pour protéger le français en Amérique. Or, je crois que nous sommes rendus à un point où nous devons nous demander si nous voulons perpétuer l’héritage de nos ancêtres et continuer de fonctionner en français au Québec dans les années, les décennies et les siècles à venir.

 

Tant que l’utilisation du franglish reste un mouvement musical mineur touchant les adeptes du genre, ça va. Mais lorsque c’est mis de l’avant par les grosses maisons de disque québécoises comme Audiogram et Bonsound, par les médias et que ça atteint le grand public, la démarche est certainement nuisible à la situation du français au Québec. Sans vouloir être un prophète de malheur, ce ne sera bientôt plus un patois parlé par un groupuscule de personnes habitant le Mile-End, mais bien un dialecte bilingue mis de l’avant à grande échelle au Québec. On en a déjà un avant-goût avec les chansons bilingues qui deviennent numéro un des radios commerciales comme la chanson Respire (Live it out loud) de Jonas.

 

On ne peut faire abstraction du contexte géographique et démographique du Québec, où le pouvoir d’attraction de l’anglais est beaucoup plus fort que celui du français. Dans cette optique, l’utilisation à outrance d’un mélange de français et d’anglais mènera inévitablement à l’effacement graduel de la langue française, d’autant plus que de nombreux nouveaux arrivants peuvent vivre exclusivement en anglais à Montréal. Ce déclin n’est pas observable à court terme, bien sûr, mais c’est ce qui est le plus insidieux. Il est lent et subtil, mais bien réel. Ne pas l’accepter, c’est se mettre la tête dans le sable. Pour apprendre une nouvelle langue, il faut qu’il y ait une nécessité. Si les immigrants observent de plus en plus de Québécois se parler entre eux en franglais et passer à l’anglais dès qu’on les aborde dans cette langue, je les comprendrais d’avoir peu de motivation à apprendre le français !

 

Comprenez-moi bien. Je n’ai aucun problème à ce qu’on utilise des termes anglais dans une chanson francophone ou dans une discussion. Nous utilisons des expressions de la langue de Shakespeare tous les jours, plusieurs se sont imposées dans notre quotidien et c’est normal qu’elles se retrouvent dans notre vocabulaire, dans notre art. Je ne suis pas là pour vous titiller sur quelques termes. Ce qui est plus problématique à mon avis, c’est l’utilisation systématique de l’anglais pour décrire le monde qui nous entoure, pour nous exprimer, pour parler de nos émotions.

 

Je ne critique pas ici le fait de parsemer notre vocabulaire de quelques termes anglophones, mais plutôt de créer une nouvelle langue bilingue où l’anglais et le français s’entrecroisent. À ce petit jeu-là, c’est ce dernier qui perd. C’est ce que dénoncent Christian Rioux et Mathieu Bock-Côté, et je suis d’accord avec leur constat. Ça peut être un joyeux exercice de style et un beau trip artistique de faire du métissage linguistique, mais ça ne peut pas devenir un moyen de communication général. Deux langues secondes pour un peuple, c’est ridicule.

 

Le fait « franglais » est de plus en plus observable dans certains quartiers montréalais, mais au-delà des quartiers, c’est une tranche de la population québécoise qui commence à s’exprimer ainsi. Dénigrer les gens qui communiquent entre eux dans un grand mélange de français et d’anglais est inutile dans la mesure où c’est une réalité. Comme l’a fait remarquer André-Philippe Doré du Huffington Post, le post-rap et le franglais ne font que mettre en lumière la situation actuelle de la culture au Québec. Voulons-nous continuer dans cette direction et glisser tranquillement vers l’anglicisation ? Ou avons-nous plutôt envie de continuer d’exister et de prospérer en tant que plus grande nation francophone en Amérique du Nord ? La question est lancée. Vous savez de quel bord je penche.

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