Guy Rocher, le savant et le politique

Les engagements intellectuels et politiques [du sociologue] Guy Rocher posent la question inévitable de la tension entre la pensée et l’action. La Cité n’est pas le lieu de la pure idéation. Et, comme l’écrit Michel Winock, «une double tentation saisit l’homme de l’esprit. Ou rester dans le monde de la pureté idéelle, qui est celui du langage — mais au risque de s’isoler et de rester sans prise sur le monde. Ou accepter trop bien les impératifs de l’univers politique, choisir son camp, devenir partisan, savoir se taire ou parler toujours à bon escient — au risque cette fois de n’être plus qu’un auxiliaire de police ou un fonctionnaire des espérances en suspens, un gestionnaire plus ou moins zélé du pouvoir».
La figure de l’intellectuel organique, définie par Gramsci, se dessine, celle de l’intellectuel qui justifie «la classe dominante dans ses pouvoirs en produisant l’idéologie de sa domination». À cette figure s’oppose, schématiquement, celle de l’intellectuel critique dont la posture est à contre-courant des pouvoirs, résolument en opposition à la doxa mais, aussi parfois, habitée par une idéologie prométhéenne d’un nouvel homme, d’un nouvel âge. On connaît les dangereuses et mortelles dérives auxquelles ont donné lieu les grandes religions séculières du XXe siècle. Mais c’est sans doute là une vision binaire et élémentaire qui appartient plus à ce XXe siècle marqué par une lutte épique entre des idéologies mortifères et un idéal démocratique pétri de contradictions et de bonnes intentions.
Hyperspécialisation
L’intellectuel, aujourd’hui, écrit Pierre Nora, «n’est plus sacerdotal». Il «s’est puissamment laïcisé, son prophétisme a changé de style». Le contexte d’exercice de l’intellectuel a profondément changé depuis l’après-guerre. «L’investissement scientifique» a complètement immergé l’intellectuel «dans un large réseau d’équipes et de crédits». Cette immersion dans des réseaux subventionnés de recherche soulève alors la question de l’expertise de l’intellectuel. Dans un monde scientifique aujourd’hui catégorisé, l’expertise de l’intellectuel n’est plus totale ou globale, si elle le fut jamais, elle devient parcellaire et hyperspécialisée. Ce cantonnement de l’activité intellectuelle, exacerbée par une bureaucratisation de la recherche, aurait comme conséquence de restreindre la portée du discours de celui-ci et de congédier la figure de l’intellectuel-oracle. Tant mieux, diraient certains. Pourtant, rien n’est moins sûr. Les sociétés contemporaines occidentales, préoccupées par leur complexité et leurs mutations incessantes, font une part belle à l’opinion de l’expert, sollicité sans cesse pour éclairer les politiques dans un monde qui, s’il apparaît moins idéologique, n’en est pas moins à la recherche d’un oracle laïque qui revêt les oripeaux non pas de la doctrine, mais de la science.
Rocher a-t-il su démarquer son engagement politique de son action scientifique? Il reviendra au lecteur d’en juger. Une séparation nette et tranchée relève de l’illusion et d’une certaine naïveté. La question n’est pas tant de savoir si un savant peut être un politique que de se demander si le savant abdique toute liberté intellectuelle lorsque son engagement le porte loin du confort de l’université.
Pertinence et liberté
Les contributeurs de cet ouvrage démontrent tout au long de ces pages la pertinence de la réflexion de Guy Rocher dans les débats scientifiques et politiques de notre temps et sa liberté. Son cheminement illustre le dépassement de cette vision binaire par laquelle la réflexion exclut l’action. Il est possible de participer à l’action politique de sa communauté, puis de revenir à ses «chères études» sans que l’une soit dénaturée par l’autre. Pour Rocher, «la pratique de la sociologie a été marquée par un va-et-vient presque incessant entre, d’une part, la pratique de l’action et, d’autre part, la pratique de l’interprétation». Son engagement politique se signale notamment dans l’élaboration de certaines grandes politiques du gouvernement québécois (loi 101, politiques culturelles, etc.) où on reconnaît la patte du sociologue.
Loin des débats homériques et clivants des années d’avant et d’après-guerre, la tension entre le politique et le savant se résout avantageusement en l’espèce par la démonstration de l’apport inestimable de la science dans la conception des politiques d’un État québécois en pleine affirmation de son identité. Le contexte historique explique peut-être cette heureuse résolution. En effet, l’action de Rocher s’est déployée dans un monde démocratique, paisible et prospère. L’arrière-plan historique n’est plus encombré par la montée des radicalités idéologiques mortifères.
Le CRDP aura offert à Rocher de revenir à la réflexion intellectuelle tout en maintenant une parole politique. Ce cadre, c’est celui du «travail quotidien et anonyme» de l’intellectuel, «comme éducateur», qui «paraît devoir être reconnu comme le véritable contre-pouvoir, à la fois critique et organique, au sein de la société démocratique». Paisiblement, discrètement, le travail scientifique de Rocher s’est accompli en prise avec les sujets du moment. Il est difficile de ne pas évoquer les générations de jeunes chercheurs qui sont passés par le Centre et ont pu bénéficier de ses enseignements. C’est sans doute là le principal héritage du savant. Et ces générations peuvent faire sienne l’action de Rocher, parce que «la seule chose que nous pouvons, que nous devons savoir, c’est que l’aménagement du monde, l’aménagement de la société et la conduite de notre vie sont notre affaire, que c’est nous qui leur donnons un sens; [le sens] que, ensemble, les hommes veulent leur donner et que chacun de nous, sous sa responsabilité et par son choix, décide de donner à sa propre vie».
Rocher, avec d’autres bien sûr, a contribué à défricher le chemin qui conduit à un Québec moderne.