Que nous est-il arrivé, nous qui croyions être un peuple?
Aujourd'hui, c'est le 8 avril 2002. La guerre sévit au Moyen-Orient, les lieux saints auréolés des lumières de Noël de mon enfance sont à feu et à sang. En Afghanistan, le pays est une ruine totale; autant vider et fermer le territoire pour cause de millions de mines antipersonnel qui attendent, gueule ouverte, la première jambe venue. Dehors, le tracteur rouge de mon voisin Louis-Gilles, beau comme un jouet, attend à côté de la corde de bois. Il pleut, il fait froid. Je suis grise comme la température, le toit est lourd sur la tête. Autour de moi, l'ambiance est morose.
Quand je me réveille le matin, je me sens triste. Je pense à toutes sortes de choses, propres, en effet, à susciter la tristesse. Par exemple, je pense au cinéaste Denis Villeneuve, qui se demandait récemment ce que pourrait bien être, au cinéma, un héros québécois qui ne susciterait pas l'hilarité. Je pense à ces gens autour de moi qui chuchotent que le Québec, c'est fini, et à moi qui acquiesce silencieusement.Je pense à de jeunes filles que je connais, pas loin de l'adolescence, que ces propos révoltent. "Pourquoi le Québec, c'est fini? J'veux pas, moi, que ce soit fini", me dit l'une d'elles. Je pense à cet Indien guatémaltèque qui pleure sur son pays, à la télé, et dont l'image me poursuit depuis plusieurs jours. Les Québécois et les Guatémaltèques auraient-ils quelque chose en commun? Qu'est-ce que ça vous fait, demande la journaliste de Radio-Canada, quand des bénévoles québécois viennent chez vous construire un orphelinat pour les enfants abandonnés à la rue? "Ça me fait de la peine", répond ce descendant des Indiens mayas. La caméra reste braquée sur le petit homme au visage ordinaire et, très lentement, très doucement, une grosse larme surgit dans le coin de son oeil et se met à couler, descend tout le long de la joue. Toute la peine du monde est dans cette larme unique qui coule lentement sur ce visage impassible et doux. La dignité humiliée. L'âme de la révolution bafouée. Sur cette Terre, il y en a qui luttent et qui perdent, et ceux-là, quand ils pleurent, ce n'est pas pour la galerie.
Un certain rêve
Et nous? Que nous est-il arrivé, qu'avons-nous fait ou que n'avons-nous pas fait, nous qui croyions être un peuple mais qui ne sommes qu'un peuple sans pays, un peuple fantôme qui meurt dans le rire gras après s'être dit non deux fois, un peuple à genoux qui ne s'est relevé que pour s'asseoir dans une berceuse de cauchemar? Oui, c'est dur de laisser aller le rêve, dire "ça arrivera pas, ça arrivera pu, à c't'heure". "Il faut que quelqu'un de votre génération parle pour que nous autres, on puisse répondre", me dit ma très jeune et très sérieuse amie. Oui, je veux bien essayer de parler. Mais dire quoi qui n'ait pas été dit? Que toute ma vie j'ai voté pour l'indépendance du Québec, malgré tout, parce que c'est un rêve trop difficile à lâcher?
Pourtant, je sais que tout s'est joué il y a 20 ans et des poussières; cette fois-là, il fallait que ce soit la bonne. Mais non. Alors, c'est non. On appelle ça manquer son rendez-vous avec l'histoire. Tout change si vite en ce moment qu'il est impossible d'avoir le moindre recul.
Qu'est-ce que le Québec dans le monde de l'après-11 septembre? C'est vrai que certains d'entre nous ont rêvé comme des malades; le Québec avait cette chose, ce destin, il serait un laboratoire pour un genre différent de société en Amérique du Nord, les Québécois seraient ces gens qui auraient réussi une révolution tranquille, sans sang versé, quelle merveille, ils ne seraient pas comme les autres, ils développeraient leur exceptionnelle fibre artistique au plus haut point, ils seraient originaux et un peu détraqués parce qu'ils auraient pris beaucoup de drogue dans leur jeunesse, leur premier ministre serait un bon poète bien entouré, ça allait être formidable et tout le monde voudrait venir vivre au Québec, ce pays béni.
Nous étions si naïfs. Et, bien sûr, nous n'avons pas livré la marchandise, comment aurions-nous pu? L'expression "livrer la marchandise" n'avait pas cours dans ma jeunesse, le discours marchand n'était pas encore arrivé parmi nous. Naïfs. Et fiers. Fiers d'avoir échappé à l'enfer catholique qui avait hanté notre enfance, bonne nouvelle, nous n'irions pas brûler dans le feu éternel, poursuivis par des serpents et embrochés par le démon. Cette victoire sur la religion obscurantiste de l'époque, sur les pères qui cassaient les disques d'Elvis Presley trouvés cachés dans un tiroir du salon, sur les mères déprimées au valium au milieu de leurs appareils ménagers, nous en étions exagérément fiers, nous avions vaincu la peur.
Une question
Je demande à Yves, qui partage ma vie: qu'y aurait-il de changé aujourd'hui si le Québec avait dit OUI en 1980? Tout, me répond-il. Tout, parce qu'on serait fiers. Qu'est-ce qu'un héros? Être fier est-il une des composantes du héros? Je dirais que oui. Un héros est-il naïf? Pas nécessairement. Mais un héros est certainement courageux. C'est, dirais-je, la composante essentielle du héros. C'est ce que nous n'avons pas été. Courageux. Le Québec, s'il veut vivre, doit troquer le confort et l'indifférence pour le courage et la fierté. Passer de naïf et fier à fier et courageux. Est-ce possible?
Qu'est-ce que ça veut dire? Qu'est-ce que le Québec aujourd'hui? Une société où on se suicide en moyenne quatre fois par jour et où, paraît-il, on avorte 30 000 fois pas année. Une société qui ne veut pas vivre. Une société en profonde mutation, qui n'a pas fini de nous surprendre, je veux absolument y croire. Je regarde parfois l'émission jeunesse Dans une galaxie près de chez vous, en reprise à Vrak TV. J'aime voir de bons acteurs s'amuser. Parmi eux, l'acteur Didier Lucien. Les autres acteurs adoptent souvent, dans cette émission, une espèce de langage très comique, à mi-chemin entre le québécois, le joual et le français. C'est le plus québécois de tous dans son langage, et même dans son attitude corporelle. Or, comme chacun sait, Didier Lucien est d'origine haïtienne et il est noir comme le poêle. Le plus québécois de tous. Ça me fait rêver.
Et me voilà de retour au Guatemala, avec mon homme qui pleure, et lui, je sais qu'il est fier et courageux, à travailler au pic et à la pelle avec les amis québécois à la retraite pour donner un toit aux enfants abandonnés de son pays. Un homme debout. Un nouveau Québec se pointe, toutes couleurs unies, qui pleure et rit en québécois; pour combien de temps encore, que ferait-il, que sera-t-elle, comment être debout, qu'en dis-tu, ma jeune, fière et courageuse amie?