La campagne électorale 2014 et les dangers de la métaphore unique

Les dangers de la métaphore unique ne viennent pas du fait que nous parlions de la politique, des campagnes électorales et des débats des chefs comme d’un combat, mais bien plutôt du fait que nous semblions incapables d’en parler autrement, comme étant aussi autre chose.
Photo: - Le Devoir Les dangers de la métaphore unique ne viennent pas du fait que nous parlions de la politique, des campagnes électorales et des débats des chefs comme d’un combat, mais bien plutôt du fait que nous semblions incapables d’en parler autrement, comme étant aussi autre chose.

La campagne électorale 2014 est un combat, sportif et guerrier : les candidats et candidates aux élections sont les adversaires d’une arène politique où ils s’affrontent, lancent l’offensive, mènent des attaques, évitent les coups, affrontent les tirs, perdent du terrain ou marquent des points et gagnent des duels. La couverture médiatique des deux débats télévisés des chefs est probablement la manifestation la plus probante de cette métaphore du combat. Au lendemain du deuxième débat, elle faisait la une des principaux journaux montréalais : « Legault mène la charge », « Ça joue dur », « Philippe Couillard a été attaqué sur plusieurs fronts ».

 

La métaphore du combat pour parler de la politique, des campagnes électorales et des débats des chefs n’est pas une nouveauté. On la retrouvait déjà dans la couverture médiatique des premiers débats politiques télévisés des années soixante. Elle est parfois employée en alternance avec une autre métaphore, la politique comme spectacle (les politiciens sont des acteurs qui jouent des rôles, suivent des scénarios, donnent la réplique, divertissent des spectateurs…), mais cette dernière reste secondaire et semble même aujourd’hui perdre du terrain. En effet, la métaphore du combat est devenue si prégnante, si dominante dans les discours médiatiques et citoyens de cette campagne électorale 2014, qu’il devient difficile de réfléchir et parler de la politique autrement, sous un autre angle. Et selon une logique différente.

 

C’est comme si pour nous, aujourd’hui, la politique, les campagnes électorales et les débats entre candidats étaient littéralement et strictement une affaire belliqueuse. Notre insistance à vouloir déclarer un vainqueur dans les minutes qui suivent la fin des débats télévisés entre candidats d’une campagne électorale est probablement la manifestation la plus éclatante de la force de cette métaphore qui semble désormais nous conditionner entièrement. Car la métaphore unique pour réfléchir et parler de la politique n’est pas sans conséquence.

 

Les métaphores sont bien plus que des figures de style qui enjolivent le discours des journalistes et citoyens alors qu’ils commentent la politique et les performances des candidats aux élections. Elles sont aussi, et surtout, constitutives de nos manières mêmes de penser la politique et les dynamiques de campagnes et de débats entre politiciens. Comme les études de George Lakoff et Mark Johnson l’ont si bien documenté, les métaphores de la vie quotidienne nous font vivre. Elles nous permettent d’appréhender les phénomènes et les situations complexes, de les concevoir sous un angle précis, de raisonner à leurs propos, de les discuter publiquement, et aussi, bien sûr, de porter les jugements individuels et collectifs qui s’y rapportent. En somme, nous ne pouvons tout simplement pas nous en passer. La solution aux dangers de la métaphore unique pour penser et parler de la politique ne réside donc pas dans l’abandon des métaphores, mais bien plutôt dans la prise de conscience qu’une métaphore pour réfléchir et parler d’un phénomène aussi complexe est nécessairement une grossière simplification.

 

La métaphore du combat nous amène à percevoir, commenter et valoriser certaines pratiques politiques alors que d’autres passent tout simplement inaperçues. On note, par exemple, l’efficacité de la formule-choc, cette parole que l’on dit « coup de poing », capable de surprendre et déstabiliser l’adversaire : « C’est pas le mot “déterminée” qui devrait être inscrit sur votre autobus de campagne, c’est “déconnectée” », lance Legault lors du dernier débat des chefs. La formule est courte, énoncée rapidement et avec aplomb ; elle est incisive, voire agressive. Tant de caractéristiques que la métaphore du combat transforme en qualités. Mais alors que les formules-chocs font les manchettes et les vainqueurs, on perd de vue et déprécie d’autres pratiques politiques tout aussi importantes. Quand les bonnes manières en matière de débat sont ramenées à une arme de combat comme les autres, quand le refus d’un politicien de répondre sans nuance, par un oui ou non tranché, est réduit à un manque de courage, quand le développement d’une position nuancée devient une preuve de mollesse, alors nous sommes tous les victimes de la métaphore du combat.

 

Vous l’aurez compris, les dangers de la métaphore unique ne viennent pas du fait que nous parlions de la politique, des campagnes électorales et des débats des chefs comme d’un combat, mais bien plutôt du fait que nous semblions incapables d’en parler autrement, comme étant aussi autre chose. Imaginez un instant si l’amour ne pouvait être conçu que comme une folie (je suis fou d’elle, je perds la tête, il me fait délirer). Notre compréhension de cette expérience, notre rapport à celle-ci et notre discours public à son propos en seraient inévitablement diminués ! Heureusement, l’amour est aussi associé à la magie (je suis sous le charme, il m’envoûte) et au voyage (nous sommes à la croisée des chemins, nous faisons un bout de route ensemble). Ces métaphores multiples pour penser et parler de l’amour nous permettent d’envisager et de rendre compte de la complexité des situations amoureuses. Oui, elles sont bien plus qu’une question de style. Elles ouvrent notre regard et créent des possibilités en nous permettant de mettre en mots la complexité des phénomènes qui nous entourent.

 

En cette fin de campagne 2014, alors que nous sommes nombreux à déplorer le ton des échanges entre candidats, le niveau des débats et les attaques personnelles, nous devons commencer par reconnaître que nos manières mêmes de parler de la politique participent à la valorisation de certaines de ces pratiques. Ce que le pouvoir de la métaphore nous enseigne, c’est que faire de la politique autrement passe aussi par la possibilité d’en parler différemment, de manière à donner à nos politiciens l’occasion d’être autre chose que des combattants ennemis condamnés à s’affronter dans une arène où la fin finit immanquablement par justifier les moyens.


Chantal Benoit-Barné - L’auteure est professeure agrégée au Département de communication à l’Université de Montréal.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

À voir en vidéo