Avoir une pensée pour les Circassiens, ce peuple exclu de l’Histoire

La prise en considération du passé se réduit à un temps de plus en plus court. Si cela continue, les records olympiques seront bientôt la seule forme d’historicité que nous reconnaîtrons encore : une olympiade, deux olympiades composant un laps de temps tout juste assez long pour notre mémoire surchargée et pourtant de plus en plus oublieuse. Les lieux qui nous entourent ou que nous visitons s’inscrivent pourtant dans un temps long, un temps qui dépasse largement le recul de quelques décennies, auquel nous nous sommes bêtement habitués ; la ville de Sotchi n’y fait pas exception.
Parmi les milliers d’amateurs et de journalistes qui se pressent dans les gradins de ces Jeux d’hiver, parmi les millions de téléspectateurs qui admirent les exploits des skieurs, lugeurs, patineurs, etc. sur fond de cimes enneigées, combien savent que cette cité caucasienne fut autrefois le coeur de ce qu’on nommait la Circassie ?
Sans remonter trop loin dans le temps, c’est au XVIe siècle que les Circassiens entrent de plain-pied dans l’histoire moderne quand les Russes d’Ivan le Terrible étendent leur champ d’action jusque dans la vallée du Terek. Cette progression des Moscovites vers le piémont caucasien amène les Ottomans à renforcer l’influence qu’ils exercent sur les peuples de la région, entre autres par le biais de la religion. L’islamisation véritable du Nord-Caucase date de cette époque et prendra de plus en plus d’importance au fur et à mesure qu’elle apparaîtra comme un rempart contre la russification. Le passage de toute une frange de la rébellion antirusse à l’islamisme radical dans la mouvance d’al-Qaïda a lui aussi des racines profondes dans la région.
Cette rivalité entre le tsar et le sultan se soldera par de nombreuses guerres dont les Russes sortiront le plus souvent victorieux. À la suite d’une énième défaite turque, les deux empires signent en 1829 le traité d’Andrinople par lequel la Sublime Porte cède à la Russie le littoral oriental de la mer Noire (dont la future Sotchi). Les diplomates des deux empires rivaux font ainsi bon compte de populations circassiennes à qui ils n’ont évidemment pas demandé leur avis.
Le Grand Jeu
Avec ce traité d’Andrinople, la Circassie entre dans ce qu’on appellera au XIXe siècle le Grand Jeu, cette rivalité entre les empires russe et britannique qui courait le long d’une ligne de fracture qui allait de la Méditerranée orientale jusqu’au joyau de l’Empire britannique : les Indes. Dans ce gigantesque bras de fer, la Circassie occupait une place centrale et stratégique. Les diplomates de Sa Majesté craignaient en effet que la conquête du Caucase n’assure aux armées russes une base arrière à partir de laquelle elles pourraient envahir la Perse et menacer ainsi la route des Indes.
C’est dans ce contexte qu’un jeune écossais du nom de David Urquhart, mi-diplomate et mi- agent secret, débarqua sur les côtes de Circassie et entreprit d’unir les différentes tribus circassiennes afin qu’elles opposent un front uni à l’expansionnisme russe. Il contestera dans les journaux de l’époque le fait que la Porte ait pu céder aux Russes un peuple qui avait toujours vécu indépendant, rédigera pour les Circassiens une déclaration d’indépendance en bonne et due forme, leur inventera même un drapeau.
Au coeur d’une querelle colonialiste
Quelque temps plus tard, ce même David Urquhart poussera un commerçant anglais à défier l’embargo imposé par les Russes à tout le littoral de la Circassie. Le bateau équipé à cette fin, le Vixen, se verra comme de juste arraisonné par la marine russe, ce qui déclenchera un incident diplomatique entre les deux pays. Tel était évidemment le but recherché par Urquhart et ses amis, qui tentèrent par leur action au Parlement comme dans l’opinion publique de contraindre le gouvernement whig de Lord Melbourne à réagir à cette insulte faite au pavillon britannique. Cette « affaire du Vixen » fut un peu la « crise des missiles » de l’époque ; les deux puissances passèrent bien près d’en venir aux mains.
Un personnage bien connu au Québec jouera un rôle insigne dans cet imbroglio politicodiplomatique : le fameux Lord Durham, qui était pour lors ambassadeur à Saint-Pétersbourg, et qui sera chargé de calmer le jeu, son mentor, Lord Melbourne, ne souhaitant pas la guerre.
Dans le but d’affermir leur mainmise sur un territoire qui ne leur appartenait encore que de jure, les autorités russes feront bâtir sur le littoral circassien une série de forts et de fortins. C’est ainsi que sera érigée dans la baie de Sotchi la forteresse d’Alexandria (1838) ; mais les montagnes resteront encore longtemps impénétrables pour les troupes russes.
Lors de la guerre de Crimée, l’état-major franco-britannique taquinera l’idée d’une descente sur les côtes de Circassie destinée à prendre les Russes à revers, avant d’abandonner les Circassiens à leur sort. Celui-ci sera définitivement scellé en 1864. Traqués dans leur refuge montagneux par une ultime offensive des troupes russes, malgré une résistance héroïque, ils n’auront plus le choix qu’entre s’installer dans la plaine du Kouban dans des genres de « réserves » prévues pour eux par les autorités russes, ou s’exiler en territoire ottoman.
Une expatriation forcée
Peuple de l’exil, les Circassiens (dont une bonne partie mourra lors de ce Grand Dérangement) seront réinstallés par les Ottomans dans différentes zones frontalières de leur empire en voie de décomposition : Kosovo, Est-Anatolie, Jordanie, Palestine, Syrie, Libye. Plus de deux millions de leurs descendants vivent encore au Moyen-Orient. Ceux qui resteront formeront une partie du peuplement des républiques de l’Adyguée, de Karatchaïevo-Tcherkessie et de Kabardino-Balkarie.
Revendiquant à l’occasion des Jeux la reconnaissance par la communauté internationale et surtout par la Russie de ce qu’ils appellent leur génocide, les Circassiens se retrouvent aujourd’hui pris dans les mailles d’un nouveau Grand Jeu qui oppose cette fois la Russie et les États-Unis — ces derniers impliqués par le biais de leurs alliés régionaux géorgiens et turcs, le tout sur fond de rivalités stratégiques et de ressources pétrolières à exploiter.
Ainsi, tandis que nous admirons nos skieurs dévalant les pentes, les sauts de nos planchistes, les virevoltes des patineurs, il serait bien que nous ayons une pensée pour ce petit peuple exclu de l’Histoire ; peut-être aussi pour nous remémorer cette évidence qu’aucun lieu sur terre n’est désincarné au point d’appartenir à une Humanité festive, sans histoire, sans repères comme sans avenir.
Patrick Moreau - Professeur de littérature au collège Ahuntsic et rédacteur en chef de la revue Argument