De quelle convivialité parle-t-on ?
Dans « Un combat contre l’inertie en éducation » (Le Devoir, 9 janvier), M.-A. Girard vante les mérites pédagogiques de l’iPad dans le monde de l’éducation. La nouvelle interface tactile serait, par « sa polyvalence, son aspect intuitif et, bien évidemment, sa convivialité », l’outil par excellence de la classe demain. La vogue technophobique en pédagogie nuirait dès aujourd’hui à nos élèves, dont la durée de vie utile s’étend dans le déjà très technologique XXIe siècle.
L’iPad est peut-être fascinant, il n’est certainement pas convivial — surtout en éducation.
Ivan Illich définit La convivialité, dans l’ouvrage du même nom, par trois critères : est convivial l’outil dont l’efficacité ne brime pas l’autonomie de l’utilisateur, qui ne réduit pas celui-ci à être l’esclave d’un expert et qui élargit son rayon d’action. L’outil cesse d’être convivial quand, plutôt que de satisfaire un besoin réel, il impose son propre fonctionnement et ses propres buts comme une nécessité. En un mot est convivial pour l’homme ce qui lui facilite la vie et non ce à quoi il doit s’adapter.
L’iPad, malgré ses vertus, ne satisfait dans la classe à aucun de ces critères.
Quelle autonomie?
Où est l’autonomie professorale quand elle dépend des compétences pédagogiques de programmeurs et de l’intervention quotidienne de techniciens en informatique pour déboguer leurs créations? Où est l’autonomie de l’étudiant quand il dépend de Facebook pour «socialiser» pendant les pauses et de l’App Store pour gribouiller quand les cours sont trop ennuyants ? Où est l’autonomie du système d’éducation quand ce ne sont plus ni des enseignants, ni des politiciens, ni même des bureaucrates qui déterminent ce que devront apprendre les élèves d’aujourd’hui et comment ils auront à l’apprendre, mais plutôt des multinationales qui tirent profit d’un usage toujours plus universel des TIC ?
Où est l’élargissement du rayon d’action quand on dépend d’une connexion wifi et d’un fournisseur Internet pour s’informer et communiquer ?
Où est la rationalisation des ressources (humaines et financières) quand il faut investir, sans fin et sans fond, dans des technologies que l’on espère voir améliorées, c’est-à-dire dépassées, dans quelques années ?
Où est la justice sociale quand on souhaite faire de l’Apple store un arrêt obligé des emplettes de début de session ?
Où est l’interactivité quand les seuls questions et désirs que peut entendre le génie-dans-la-bouteille sont ceux qui y ont déjà été programmés ?
Où est la polyvalence quand l’apprentissage est compartimenté par applications et limité au seul domaine virtuel ?
Où est l’intuitivité quand les seuls qui savent réellement comment fonctionne l’outil ne sont ni ses producteurs ni ses utilisateurs, mais des génies informatiques employés à prix fort par les compagnies qui nous le vendent ?
Où est la convivialité quand l’outil nous impose son rythme, son langage, ses normes et par-dessus tout son utilisation ?
La convivialité n’est pas dans la Pomme virtuelle, mais dans la pomme réelle. C’est ainsi que Le Petit Robert définit la convivialité : « 1. Rapports positifs entre personnes au sein de la société. Relation des convives qui ont plaisir à manger ensemble ». Ce n’est pas aux personnes concrètes d’apprivoiser les nouvelles technologies, mais à celles-ci de ne pas s’interposer entre les personnes concrètes.
Naïveté
Comme Dumbledore, il ne faut pas accorder sa confiance aux choses qui pensent sans qu’on puisse en situer le cerveau. Dans la classe, les seuls qui échappent à cette méfiance sont le prof et l’élève, et les outils qui les aident à penser, concrètement, ensemble. Un exemple ? Consultez d’abord (sur YouTube) l’ingénue vidéo « Book : la révolution technologique », puis votre bibliothèque de quartier.
L’inertie en éducation n’est donc pas dans le conservatisme, mais dans la naïveté qui sous-estime la portée de l’outil pédagogique et qui se laisse emporter dans son courant sans résister. Pour ne pas en venir, comme Ivan Illich, à souhaiter Une société sans école (1971), il faudrait, plutôt que de s’enthousiasmer du développement de nouveaux outils pédagogiques, veiller à ce que les fins de l’école québécoise ne soient pas phagocytées par les TIC qu’elle prend pour les atteindre.