Prix unique du livre - Voulons-nous vivre exclusivement dans l’imaginaire des autres?

Au Boréal, nous publions des ouvrages d’idées, des romans, des essais pour lesquels il n’existe aucun marché préétabli. Nos livres, personne ne les attend a priori. Ce n’est qu’après avoir été lus qu’ils s’imposent comme incarnant les rêves ou l’imaginaire d’un peuple.
Des auteurs comme Kim Thuy, Nicolas Dickner, Samuel Archibald, Gaétan Soucy, Dany Laferrière ou Gil Courtemanche symbolisent un Québec littéraire dynamique dans le monde entier. Il faut réaliser que sans un premier réseau de librairies québécoises, ces auteurs n’auraient pu se faire connaître. La disponibilité d’un titre en vitrine, dans un catalogue ou sur un site Internet ne suffit pas. Il faut quelqu’un pour communiquer le désir de le lire. Sans ces libraires-conseillers qui jouent souvent un rôle de médiateur culturel, les nouveautés littéraires ne seront pas soutenues.
Pour un éditeur comme Le Boréal, l’équilibre est précaire. Sur 10 titres publiés, nous sommes déficitaires sur 7, nous couvrons les frais sur 2 et le dixième permet d’équilibrer le tout. Mais le 10e est souvent un auteur dont les titres précédents ont été déficitaires. L’édition est un métier de longue haleine et il faut souligner qu’aucun succès littéraire n’est prévisible ni reproductible.
Le libre marché tue la diversité culturelle
Certains dogmes économiques ne sont pas valables pour la culture. C’est pour cette raison que les accords internationaux ont accepté le principe d’exception culturelle. Quand les apôtres du libre marché affirment que la concurrence sur le prix des livres est une bonne chose pour le consommateur-lecteur, il s’agit d’une contre-vérité avérée.
Les études internationales ont prouvé que, sous un régime réglementé, le prix moyen du livre augmente moins que l’indice des prix à la consommation.
Le libre marché provoque une concentration qui pénalise la production de l’offre culturelle nationale. Les gros détaillants font des pressions pour obtenir de fortes remises qui obligent l’éditeur à monter ses prix. Du coup, ses livres se vendent moins et le tirage baisse, provoquant une hausse des coûts de fabrication qui nécessite une nouvelle hausse des prix. Ce n’est pas le cas pour les éditeurs étrangers, car ils ont déjà rentabilisé leurs livres sur leurs propres marchés avant de les vendre au Québec et ils sont en mesure de donner les conditions exigées par les « gros joueurs ».
Insidieusement, la littérature nationale se trouvera exclue du marché avant de ne plus être produite, faute de débouchés. Les Québécois ne vivront alors que dans l’imaginaire des autres !
Si nous n’avons plus de réseau diversifié pour accueillir et promouvoir nos romans et nos essais, qui les publiera et les fera circuler ? Le Québec souffrira d’un gros déficit culturel.
Le jeu de Pacman
Regardons le Canada anglais, où la catastrophe est totale. Les librairies indépendantes ont disparu, détruites par la concurrence d’Indigo/Chapters. Cette chaîne a réussi, grâce à un rapport de force disproportionné, à obtenir de fortes remises des éditeurs, qui lui ont permis de mener une guerre des prix. Aujourd’hui, elle représente 65 % du marché. Le plus triste, c’est qu’elle est en mauvaise posture et perd constamment de l’argent. Comme dans le jeu de Pacman, elle est en train de se faire manger à son tour par la grande distribution et Amazon. La même situation prévaut aux É.-U. et en Angleterre, où les chaînes font faillite après avoir tué les libraires.
Autre conséquence, l’édition canadienne a été décapitée. À tel point que le premier ministre du Canada publie ces jours-ci son livre… chez un éditeur américain !
Meilleur accès
Au Québec, la loi 51 a permis de structurer une chaîne de diffusion du livre qui va de l’auteur au lecteur et de construire un réseau de librairies unique en Amérique du Nord. C’est en bonne partie grâce à cette structure que la littérature québécoise s’est développée depuis quelques décennies et que nous voyons émerger de nouveaux auteurs, de nouveaux éditeurs. Aujourd’hui, cet écosystème s’effrite à la suite des guerres de prix des Walmart, Costco, etc.
On dit souvent que les grandes surfaces ne représentent QUE 11 % des ventes de livres. C’est tout de même 70 millions de dollars et près de 3 millions de livres, dont principalement des nouveautés qui sont faciles à vendre, donc rentables. Si les librairies récupéraient ne serait-ce qu’une partie de ces ventes, cela améliorerait grandement leur situation. Et ceci est possible puisqu’avec un prix presque identique, pour chaque nouveauté sur l’ensemble du territoire, les achats spontanés dans les librairies de quartier pourraient croître.
On a beaucoup parlé de l’accessibilité au livre pour les moins fortunés. Peut-on rappeler que plus on a de librairies et de lieux de vente, plus le livre est accessible. Pour les moins fortunés, il y a des milliers de livres de poche, qu’on ne trouve d’ailleurs pas dans les grandes surfaces, ainsi que des livres gratuits dans les bibliothèques. Avec un prix réglementé, il est exact que certaines nouveautés seraient un peu plus chères dans les grandes surfaces (11 % du marché), mais le prix resterait moins élevé à long terme sur TOUS les livres pour TOUS les lecteurs.
Le milieu du livre, qui a plutôt tendance à s’entre-déchirer, est pour une rare fois quasiment unanime à réclamer cette mesure, qui ne demande aucun effort financier du gouvernement.
Étant donné :
- que les ventes de livres baissent constamment depuis plusieurs années ;
- que les librairies ferment et que cela va s’accentuer compte tenu de leur manque actuel de rentabilité ;
- que la concentration dans le domaine du livre provoquera des hausses de prix et une baisse de l’offre littéraire ;
- que c’est la littérature québécoise qui sera touchée de plein fouet par la perte d’un réseau de librairies indépendantes ;
- que les exemples internationaux montrent que les régimes de prix réglementés ont, en général, eu des effets positifs, notamment sur le prix du livre et le nombre de librairies par habitant ;
- qu’aucune autre mesure n’a été proposée et que ne « rien faire » serait la pire solution…
Nous croyons qu’il est urgent que cette réglementation soit adoptée.
Si le Québec a cru bon, pour des raisons de santé publique ou économique, d’imposer un prix plancher pour le lait, la bière ou l’essence, pourquoi pas pour le livre afin de préserver notre identité culturelle ?
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